Les Décombres
cents kilomètres plus haut, comme au temps où nous étions à Coblence, eût davantage résolu cette intolérable querelle de voisins. Mais je pensais à Maurras que mes amis strasbourgeois, après un banquet, avaient une fois fait passer à la dérobée en auto de l’autre côté du Rhin pour une heure ou deux : toute sa connaissance physique de cet énorme empire.
* * *
Le lundi 21 août, vers onze heures du soir, j’étais seul avec le correcteur, un très sympathique garçon du nom de Baur, à l’imprimerie del ’Action Française, dans les bureaux crasseux et étouffés de la rédaction. Nous bâillions, les pieds sur les tables, au milieu de quelques télégrammes insipides : les inondations de Tien-Tsin, les combats à la frontière mandchoumongole, le ministre américain des postes à Paris, le pèlerinage pour la paix à Lourdes. Le cliquetis des linotypes montant de l’atelier engourdissait notre ennui.
Baur, machinalement, s’était tourné vers la « printing » d’Havas, notre monotone débiteuse de nouvelles. Tout d’un coup : Oh ! Bon Dieu ! Ça alors ! Regardez. » Sur le rouleau blanc achevaient de s’inscrire ces cinq lignes :
« Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique ont décidé de conclure entre eux un pacte de non-agression.
« M. von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, arrivera à Moscou le 23 août pour mener à bien les négociations. »
Dans notre ébahissement, nous eûmes deux secondes de scepticisme. Nous en avions tant vu et tant entendu depuis un an ! Mais aucun doute n’était permis. La dépêche arrivait de Berlin. Elle portait l’estampille officielle du D. N. B.
Je bondis dans la rue pour être le premier à crier la nouvelle à Maurras qui arrivait. Il eut des deux bras un grand geste d’accablement, comme sous le poids de la pyramide d’idioties et de crimes que cet instant couronnait.
Son article de cette nuit-là est un de ces déconcertants arlequins où il viole superbement les règles les plus sommaires du journalisme, du haut des sacro-saintes préséances, érigées pour lui seul, de la latinité et del’ Action Française. On y trouve le long écho de la controverse entre Gaston Paris et Joseph Bédier sur les légendes épiques du XII e siècle, des souvenirs fort actuels sur les libertés de la Provence pendant l’Ancien Régime, enfin en une colonne compacte la rubrique de la propagande, où il est dit que l’on fera la révolution des esprits par un système de bibliothèques circulantes. Au pacte prodigieux, Maurras n’abandonne pas plus de quarante-cinq lignes. Elles pèsent à vrai dire leur poids de diamant d’ironie, et il ne se prive pas d’y laisser entrevoir sa jubilation devant ce chef-d’œuvre des cocuages démocratiques.
Pour nous, les disciples plus ou moins jeunes et fidèles, nous nous tenions les côtes sans l’ombre de vergogne. Nous n’aurions jamais rêvé une confirmation aussi monumentale de nos prophéties, un coup de théâtre pareil pour clore le bec des ennemis et cette insupportable querelle de la russomanie autour de quoi l’on s’écharpait depuis tantôt trois ans. La gifle ne pouvait pas être plus formidable, s’abattant avec fracas sur notre pompeuse délégation, et envoyant rouler dans la crotte les étincelantes feuilles de chêne du général Doumenc. L’Humanité, le matin même du 21, écrivait : « La paix doit être sauvée par l’union ferme, énergique, intransigeante des grandes démocraties décidées à secourir les peuples menacés et qui veulent se défendre. Ce front de la paix doit être rapidement cimenté par le Pacte avec la puissante Union soviétique. » Moscou n’avait même pas daigné adresser à cette basse valetaille un charitable avis de prudence. Elle la laissait s’enferrer avec le plus cynique mépris. Buré, dans L’Ordre, voulait nier encore et croire à un suprême canard des « Hitlériens ». L’héroïque dragon Kerillis ne trouvait même pas la force de prendre sa plume et laissait à une doublure le soin d’éponger le crachat.
La dégustation de notre magnifique vengeance passait tout autre souci. Aussi bien, j’avais eu, dans mon premier mouvement, la quasi-certitude qu’un tel coup liquidait l’affaire de Dantzig. La diplomatie béquillante de la France et de l’Angleterre venait de se faire jouer burlesquement par les vieux renards du Kremlin. Sous ce camouflet, tous nos cloportes
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