Les Décombres
seul homme, une seule fois, perce cette lourde vapeur, touche du doigt l’offensante réalité, pose la question interdite, c’est-à-dire la seule qui vaille une réponse. Marcel Déat demande : « Faut-il mourir pour Dantzig ? » Il soulève une pieuse indignation, comme si une obscénité venait de profaner bruyamment la chapelle où les croisés des prochaines batailles font dévotement leur veillée d’armes. On s’interdit de répéter, même pour l’abominer, un aussi épouvantable sacrilège. Les plus hardis munichois de septembre 38 se gardent de pénétrer dans un débat subversif à ce point.
II LE CAMP DES PITRES
CHAPITRE VIII -
LE TONNERRE D’AOÛT
J’étais allé passer mes vacances dans un petit village alsacien, à la crête des Vosges, juste au-dessus de Riquewihr, muni d’une valise pleine de littérature à lire et à écrire. Le journal d’André Gide qui venait d’apparaître dans son entier, si passionnant, si pénétrant, rempli d’un si profond souci de sincérité, avec d’année en année le retour d’une invincible séquelle de christianisme et les jobarderies puritaines en résultant, m’emmenait fort loin de Lord Halifax et du couloir polonais.
Ma grande affaire avait été aussi d’aller à Genève, avecmon ami Georges Hilaire, pour rendre une enthousiaste visite aux tableaux du Prado, de suivre encore une fois un de ces pèlerinages cosmopolites aux grandes œuvres humaines, qui restent dans notre siècle un des signes les moins discutables de la civilisation.
À Paris, cependant, la campagne contre les « hitlériens français » redoublait de rage. Les postes de radio juifs, de mèche avec les journaux communistes, Ce Soir et L’Humanité, annonçaient l’arrestation de Gaxotte et de Brasillach. Gaxotte, incontinent, se décidait à un voyage de six mois pour les Indes. Il partait, il était parti. [Un misérable voyou de presse du nom d’] Henri Jeanson, qui jouait les grands pamphlétaires dans les bandes d’intellectuels anarchisants, s’empressait de m’envoyer ce télégramme :
« Ainsi, vous touchiez à Je Suis Partout de l’argent d’Hitler. Mes compliments. Mais avouez que chez vous l’argent n’a pas d’odeur. » La postière, depuis, me vouait une muette horreur.
Le 15 août approchait sans que des périls plus sérieux qu’à l’ordinaire se dessinassent. La querelle de Dantzig s’aigrissait dans le lointain. Les revendications allemandes étaient si justifiées, si logique un correctif aux imbéciles fantaisies de Versailles dans ce coin-là, la Pologne militaire, catholique, antisémite et antirusse tellement hors du circuit des démocraties, que je ne pouvais croire à une menace tragique sortant de cet épais nuage. Je me fiais à la décrépitude des vieux régimes, qui glapissaient, tempêtaient du fond de leurs fauteuils de gâteux, mais paraissaient bien avoir les moelles trop gelées pour en sortir. Nous ne pouvions plus dire que nous fussions réellement en paix. Mais j’aurais bien parié que pour cet été encore nous éviterions la vraie guerre.
Au milieu des protestations des nationaux, une mission franco-anglaise était enfin partie pour Moscou, le général Doumenc en tête. La conférence promettait de s’éterniser, vaine et fastidieuse, dans le pur style genevois.
D’interminables pluies m’avaient décidé à brusquer mon retour à Paris. J’étais revenu par Strasbourg dont jamais l’aspect de capitale vivante ne m’enchanta autant. J’avais accompli mon tour rituel au Rhin, rêvé sur ses berges dans la nuit tombante. Pas une voiture, pas un piéton sur l’énorme pont de Kehl. Rien que des soldats, des drapeaux, des armes. On entendait grincer les freins des automobiles badoises. Cependant la vie de cette autre rive était aussi lointaine pour le commun des Français que celle d’une autre planète, le fleuve qui la séparait de nous presque aussi infranchissable que les espaces sidéraux. Le touriste venu là de Nancy ou de Paris ne pouvait voir monter une tranquille fumée dans le ciel d’Allemagne sans songer à quelque diabolique fournaise de guerre.
La dernière avenue française se nommait « Aristide-Briand ». Il était sinistrement logique que cette absurdité-là conduisît à cette absurdité pire, cette chimère d’une civilisation mal pensée à cette muraille barbare de mitrailleuses et de béton armé. Cependant, il ne me venait pas à l’idée que ce rempart porté deux
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