Les Décombres
bouées.
L’Angleterre, sournoisement, était parvenue à enrayer la manœuvre italienne jusqu’à ce que l’étincelle fût allumée sur la frontière de Pologne. Mais le ministre français et le chef des faisceaux ne s’avouaient pas encore battus. Devant le premier refus britannique d’examiner l’offre italienne de conférence, Bonnet avait obtenu la veille que Paris se séparât de Londres, il rompait pour quelques heures le contrat de servilité, il acceptait seul, au nom de la France, l’invitation de Mussolini. Il était parvenu à retenir les Anglais qui voulaient sur l’heure adresser un ultimatum à l’Allemagne et nous en demandaient autant.
Dans cette journée du 2 septembre, il tenait encore tête à Halifax, qui réclamait une déclaration de guerre immédiate. L’Italie confirmait sa proposition. La France et l’Allemagne restaient prêtes à négocier dans une conférence internationale. Mais la Pologne refusait, l’Angleterre prenait soin de poser une condition inacceptable : l’évacuation des territoires déjà occupés par les troupes allemandes. Halifax au téléphone ironisait avec un lugubre humour sur les efforts désespérés de Bonnet. Les ministres anglais unanimes signifiaient que le moment n’était plus à ces médiocres plaisanteries et qu’il fallait être en guerre à minuit sonné. Bonnet dès lors, au prix d’efforts désespérés, ne pourrait plus que reculer de quelques heures l’échéance. Dans le dernier conseil du cabinet français qui précéda la guerre, le 2 septembre, à huit heures du soir, [l’épouvantable] Reynaud dévoilait cyniquement la crainte des bellicistes : « Et si l’Italie cherchait simplement à gagner du temps pour l’Allemagne ? Si cette dernière, ayant atteint demain ses objectifs, propose la paix ? Ne serons-nous pas plus mal à l’aise pour lui déclarer la guerre ? »
Combien d’hommes en France pouvaient-ils soupçonner l’énormité du crime qui se consommait ainsi ? Combien d’esprits, parmi les meilleurs de chez nous, étaient-ils en état d’entrevoir seulement la grandeur du dessein que la guerre allait ruiner ? Ce que l’Anglais repoussait brutalement, ce qu’on nous enjoignait à Paris de considérer comme une formalité importune, c’était l’espoir d’un siècle de paix. Le 5 septembre 1939, à la table où les conviait le Duce, cinq nations libres pouvaient réparer leurs torts, refaire selon la logique et la nature la carte imbécile de Versailles, chercher leurs intérêts communs, redonner les moyens de vivre à l’Italie et à l’Allemagne, rendre justice à ces deux peuples qui avaient multiplié à la face du monde les preuves de leur vaillance et de leur vitalité. C’était l’équilibre, la prospérité, les fondations d’une solidarité continentale. Mais l’île orgueilleuse, solitaire [ obtuse ] et mercantile n’en voulait à aucun prix. Devant cette grande bourgeoise confite dans sa morgue, ses routines hautaines, son hypocrisie, ses rentes universelles, cette paix-là eût trop bien consacré les vertus de la pauvreté disciplinée et audacieuse. Les fictions monétaires qui faisaient toute la richesse de l’Empire britannique, ses privilèges insolents en eussent reçu trop de coups.
* * *
Tout, ou peu s’en fallait, nous était inconnu de cette tragédie diplomatique dont je viens de rappeler les grands traits. Mais on ne pouvait pas cacher dans les armoires du Quai d’Orsay le personnel de la République Française. Ses faits et gestes suffisaient déjà largement à nous édifier.
Nous apprenions que rien n’avait été plus morose que la séance de la Chambre dans l’après-midi du samedi. Le discours de Daladier était un terne et maussade devoir. On nous dépeignait l’homme effondré, après les rodomontades des jours précédents.
On avait expédié les régiments en catimini, nuitamment, presque honteusement. Tout était plat, contraint. Au milieu de cette funèbre torpeur, la presse, hormisl ’Action Française éjaculait de dégoûtante façon un patriotisme de septuagénaires et de cabotins. Les vieux routiers de la polygraphie alignaient les cent lignes de rigueur sur la guerre comme sur la Sainte-Catherine ou la journée des Drags. Le colonel-comte de La Rocque venait de proclamer qu’il fallait désormais « choisir entre le barbarisme et la civilisation ». On le voit le colonel-comte n’avait pas pour sa part hésité un instant. Mais on
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