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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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fourragea dans sa barbe, médita deux bonnes minutes, et rassemblant enfin ses souvenirs : « Ah ! oui, c’est vrai. Depuis, il y a eu la guerre ».
    Maurras venait d’arriver. J’avais une excellente nouvelle à lui transmettre, l’annonce de la neutralité plus que bienveillante de la Turquie, les Dardanelles ouvertes, notre liberté de manœuvre en Orient, en somme le premier bel atout dans notre jeu. La dépêche était datée bien entendu d’Ankara. Maurras, avant d’avoir lu un seul autre mot, cogna sur sa table et de son air le plus froid : « Jeune homme, vous savez pourtant que je tiens à cela. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? C’est une tradition dont il faut vous souvenir. Ici nous sommes en France, nous employons les vocables français. » Et d’une plume appliquée, il corrigea : Angora.
    Mais la soirée était aux bonnes nouvelles. Bientôt, nous apprenions que l’Italie laissait toutes grandes ouvertes ses frontières avec la France et annonçait avec pompe cette décision. On brandissait la dépêche avec de grands gestes. Nos imaginations échauffées y voyaient déjà le présage d’une heureuse trahison. Allons ! les Anglais devaient être plus pratiques que nous. S’ils avaient hâté à ce point la guerre, c’était sans doute qu’ils possédaient quelques solides assurances du côté romain. Des émissaires accouraient, glorieux, certifiant que l’Italie, tout en proclamant sa neutralité, offrait libre passage à nos troupes sur son territoire. Un superbe mouvement tournant se dessinait devant nos yeux. Car on songeait encore à des mouvements tournants.
    De toute façon, les épileptiques de l’antifascisme et de la guerre sur chaque frontière n’avaient plus qu’à rengainer leurs plans de nouveaux Rivolis.
    L’espoir nous avait fort altérés. Tous les cafés, par ordre de police, étaient fermés depuis onze heures. On décida, avec trois ou quatre camarades, d’aller boire dans un petit bordel de la rue Jean-Jacques-Rousseau. La mère maquerelle, énorme rousse, majestueuse comme une douairière dont c’est le jour, nous reçut dans son petit salon fleurant, comme il se devait, la vieille poudre de riz et l’entre-cuisses. Une robuste boucanière, d’une trentaine d’années, d’un roux non moins somptueux, perchée sur un bras de fauteuil, composait tout le personnel de l’établissement. Ces dames étaient d’un patriotisme vibrant. Un jeune journaliste algérien, qui nous accompagnait, pensait rejoindre un régiment de tirailleurs : « Mauvaise arme, dis-je, dangereux. — Bah ! répliqua un autre, il y a déjà tellement de sidis sur la ligne Maginot… — Oui, mais quand ceux-là vont être butés… — C’est vrai, gémit la vieille putain qui faisait tout à coup cette découverte. Il va y avoir des morts. » Mais l’aspect de notre confrère C… [Cazals], Falstaff de cent trente-cinq kilos, qui fourrageait nonchalamment le rude buisson de la plus jeune tout en poursuivant un docte parallèle entre Mazarin et le Duce, nous inclinait peu à de funèbres pensées. On discourut longuement, d’un ton de grande cérémonie, sur les mentules respectives des gras et des maigres, sur le coup en glissette, sur le coup en chapeau. La digne maquerelle conduisait le débat du haut de sa vaste expérience. La jeune ayant entrepris en virtuose la braguette du cadet de la bande, nous estimâmes bienséant qu’il honorât sa couche, ce qui fut fait en bonne forme. Nous nous sentions la belle conscience, dans cette première nuit de guerre, de ceux qui viennent d’accomplir un rite immémorial.
    L’ Action Française s’imprimait avec cette manchette : « Cette fois-ci, ne LA manquons pas. »
    * * *
    Les Parisiens étaient gorgés depuis des années d’une littérature où on les promettait, pour le cas de guerre, à toutes les délicatesses d’une chimie et d’une balistique dantesques, où des torpilles de trente pieds faisaient pleuvoir le choléra morbus tout en pulvérisant d’un seul coup un arrondissement. On confrontait ces belles prophéties avec ce que l’on apprenait des bombardements en Pologne. Pour résultat, le lundi matin, Paris tout entier se promenait avec un masque à gaz au derrière. On laissait même entendre que le port en était obligatoire. Rue du Boccador, Maurras avait tenu à donner lui-même l’exemple, en ne cachant point que c’était assez ridicule, mais qu’il fallait sans retard se

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