Les Décombres
étions constamment indignés. Depuis deux jours, en ne jugeant que d’après les démarches officielles et avouées, le contraste était devenu abominable entre cette Angleterre qui précipitait, déchaînait une bataille où elle n’avait ni les moyens et encore moins le désir de paraître, et cette malheureuse et lamentable France qui marchait comme un robot au-devant de la mort.
Nous entrions dans la guerre par l’escalier de service, traînés en laisse par le maître de Londres, poussés aux épaules par ses laquais de Paris.
* * *
Sur les Champs-Élysées, la foule citadine, [animalement] fidèle à ses habitudes, [énorme troupeau inconscient de son grotesque] s’écoulait béatement à pleins trottoirs. C’était la guerre sans doute, mais c’était avant tout dimanche, un dimanche où il faisait beau. Les femmes en robes joyeuses s’arrêtaient aux vitrines, convoitaient longuement un sac ou un chapeau. Les hommes, à dix pas, attendaient en tirant leur montre : « Dans vingt minutes, nous serons en guerre. » Aux terrasses des cafés, entre deux gorgées de pernod, on interrogeait d’un coup d’œil la pendule : « Cinq heures une. Ça y est. Depuis une minute, nous sommes en guerre. »
C’était le chef-d’œuvre accompli de la guerre automatique et juridique, dans un peuple parvenu à l’état idéal d’aboulie et d’abêtissement.
Les plus sensibles et les plus audacieux se murmuraient à l’oreille : « Ah ! non. En 1914, c’était tout de même autre chose. »
* * *
La nuit tombée me retrouva avec trois compagnons, Thierry Maulnier en uniforme de lieutenant d’infanterie, Pierre Boutang qui allait être sous-lieutenant dans un mois grâce aux privilèges normaliens, et le benjamin de Je Suis Partout, Claude Roy, premier « jus » blond et bouclé que pour mon extrême remords j’avais fait incorporer un an auparavant à Versailles dans les chars.
Ce joli quatuor d’intellectuels était fort préoccupé à se tâter, s’ausculter, contempler la tête qu’il pouvait bien faire pendant qu’il était en train de vivre l’histoire. Nous n’éprouvions rien de très notable, ou peut-être de reconnaissable. Nous confessions ce phénomène, nous en étions un peu vexés.
Nous nous arrêtâmes dans un petit bar américain du boulevard Saint-Germain. Maulnier avait posé son képi près de lui. Un joli chaton noir, étonné et grave, vint sans façon s’asseoir dedans et se faire cajoler. C’était un présage de chance, la première chose douce et charmante de ce jour, celle sans doute qui nous touchait le plus.
Maulnier faisait le serment solennel de ne rien écrire sur cette guerre idiote. Il emportait dans sa cantine un nouvel essai sur Racine que Gallimard venait de lui demander. Nous dressions la liste de nos paquetages littéraires. Boutang, qui ne distinguait pas un sergent d’un colonel, parlait d’emmener une bibliothèque de campagne qui aurait bien rempli trois caissons d’artillerie. Comme nous tous va-nu-tête depuis toujours, il disait aussi : « C’est drôle, mon premier chapeau, ce sera un casque. »
Dans les ténèbres de la rue, nous nous mîmes à chanter des chansons de route, parce qu’il était réjouissant que quatre garçons du pacifisme le plus désabusé fussent à peu près les seuls à chanter la belle guerre et qu’ainsi dans notre souvenir l’absurdité de l’événement serait irréprochable.
Il a la barbe rousse,
Les poils du cul châtain.
Ah !
Les godillots sont lourds sur l’ sac,
Les godillots sont lourds !
Pour que la blague fût parfaite, j’entonnais en allemand à plein gosier : lch hatte ein Kamerade et le Horst Wessel Lied. Les passants s’arrêtaient médusés. Une vieille grommela : « De quoi ? Ça n’est tout de même pas encore l’armistice ! »
L ’Action Française somnolait comme à l’accoutumée, incapable de s’arracher pour quoi que ce fût de son sénile engourdissement. J’avais à résoudre un petit problème. Nous bouclions depuis plusieurs mois pour la province, vers minuit, une première édition, où l’on devait insérer, bien entendu, le Maurras écrit et publié la veille. Cela pouvait aller en général tant bien que mal. Mais un jour comme celui-ci ? Je m’en ouvris à Pujo, en lui demandant si Maurras ne corrigerait point son article : « Mais voyons, quelle idée ! me dit-il. L’article est bon tel quel. Pourquoi cette question ? » Puis il
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