Les Décombres
n’avait point le cœur à en rire, en songeant avec quelle fourbe persévérance un La Rocque avait travaillé à creuser le gouffre dont l’insondable horreur excitait le lyrisme de tous ces pantins.
Je notai ce jour-là : « J’ai pensé quelques instants que l’aventure s’éclairait, que Hitler l’endossait tout entière. Non, il s’en faut que ce soit aussi simple. Cette guerre pouvait être éludée décemment.
« Avant même d’avoir commencé, elle est déjà morose et quotidienne. Je me battrais volontiers pour participer à une grande œuvre, pour démembrer l’Allemagne, pour faire profiter mon pays d’une éclatante victoire. Mais les auteurs français et anglais de cette guerre sont de bien piètres personnages pour d’aussi vastes desseins.
« L’Angleterre, du moins, s’engage pour arrêter un autre impérialisme que le sien. C’est sa politique traditionnelle. Elle a l’habileté de n’en pas assumer les premiers risques (la séance des Communes d’aujourd’hui, sur la conscription à petites doses est d’un égoïsme, d’un cynisme prodigieux).
« J’aimerais qu’on nous prêchât haut et ferme la guerre pour vivre dans une France plus riche, sûre de son avenir. Ce langage serait compris. Au lieu de cela, la bouillie du droit, des «libertés qui font tout le prix de la vie.»
« J’en arrive à me demander s’il est bien nécessaire d’avoir la victoire, si elle doit être vraiment la première condition d’une renaissance française ».
Fameuses méditations pour une veillée d’armes !
Maurras, après dix jours d’une bataille héroïque, avait lâché pied depuis le matin. Je le retrouvai rue du Boccador avec un visage bouffi de fatigue, découragé, d’une tristesse infinie. Comme je lui proposais un titre un peu lénitif pour les premiers combats et bombardements de Pologne, il me dit avec un geste très las : « Non, il vaut mieux maintenant désespérer les gens que les faire espérer. »
Il avait raison, il ne fallait plus jouer avec les nerfs français. Mais Maurras n’avait « sauvé la paix » que lorsqu’il ne s’agissait que des menaces verbales des fantoches parlementaires et genevois. Devant la volonté anglaise, il ne lui restait qu’à rengainer son couteau de cuisine, sa dialectique et sa liste des Cent quarante, dont il n’avait même pas soufflé mot.
Sous le fameux couteau pendu devant son bureau, que lui avaient offert une troupe d’étudiants, glaive pitoyablement symbolique, de deux mètres de long, mais en carton et papier argenté, Maurras venait hélas ! d’écrire son premier cocorico : « En avant ! Puisque voilà la guerre, en avant pour notre victoire ! »
Résigné, le vieux lutteur se mobilisait. Il endossait un kaki moral. Je m’en doutais depuis des années. Je n’aurais pu m’imaginer que ce fût affligeant à ce point.
Il ne resterait donc de pacifistes inflexibles que quelques douzaines d’anarchistes et qu’un poète désespéré, Giono, qui avait dit : « quand on n’a pas assez de courage pour être pacifiste, on est guerrier », et qui a eu celui de déchirer les affiches de mobilisation.
Je m’évertuais à répéter qu’aussi longtemps qu’une vraie bataille n’aurait pas été engagée entre Français et Allemands, je me refuserais à croire que la paix fût impossible. Ce n’était pas si mal vu et la suite allait le prouver. Mais pour l’instant, dans ma tête, cela ne valait guère plus que le « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir » au chevet d’un pauvre diable qui s’en va d’une méningite tuberculeuse.
CHAPITRE X -
L’ESCALIER DE SERVICE
Carnet du fascicule bleu Lucien Rebatet, dimanche 3 septembre 1939, midi :
« L’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne à 11 heures. Nous allons suivre sans retard, bien domestiqués. C’est l’Angleterre qui aura été pour nous l’instrument immédiat de ce grand malheur. »
Voilà un citoyen qui devient décidément raisonnable et qui se fortifie dans quelques convictions dont on ne le délogera plus de sitôt.
* * *
Il fallait être bien sot, bien naïf, bien férocement bourgeois ou peint en tricolore d’une couche de poncifs diablement solides pour ne point se trouver du même avis que lui.
Depuis le début de la crise, toute l’initiative diplomatique appartenait à l’Angleterre. La France n’avait fait qu’obéir passivement. Dans notre minuscule cénacle, nous nous en
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