Les Décombres
J’aurais aimé avoir leurs impressions. Ils semblaient presque tous déconfits par la certitude que cette fois la guerre était bien là.
Les affiches de la mobilisation générale, toutes pareilles à celles de 1914, venaient d’être collées sur les murs. Il faisait un doux et joyeux soleil sur Paris vidé d’un million et demi d’habitants, mais tranquille, allant placidement à ses affaires habituelles. Je me sentais singulièrement allégé. Plus de supputations épuisantes à faire : l’abandon tranquille à la destinée. Je crois que ce sentiment était presque général.
Vers deux heures du matin, cependant, pour peindre fidèlement cette journée, on était tenu à cette remarque : on ne pouvait pas encore dire qu’il ne restait absolument plus aucune chance pour la paix. Il nous semblait bien que les Allemands n’avaient forcé la frontière polonaise qu’avec des détachements prudents, comme s’ils voulussent d’abord s’assurer des gages, puis amorcer des pourparlers, l’arme au pied, sur leur nouvelle possession.
La censure avait coupé fort bizarrement toutes les dépêches sur la proclamation de la neutralité italienne. Cela fâchait-il donc toujours les antifascistes qui n’avaient imaginé de bonne guerre que sur toutes nos frontières à la fois ?
Le matin même, L ’ Ordre avait paru avec ces lignes du vendu Buré : « À l’heure actuelle, la preuve est irréfutablement fournie par l’Allemagne elle-même que toute sa politique repose sur le bluff, et qu’il suffit de lui opposer une détermination résolue pour qu’elle hésite et recule. »
* * *
Le lendemain matin, l’éclipse du bon sens était achevée. On se retrouvait devant une interminable journée d’ignorance et d’incertitude à vivre, sous ce ciel de chaleur lourde et voilée qui est celui des grandes mélancolies de Paris.
Ma jactance de la veille me faisait honte. Je songeais que les Juifs n’avaient sûrement pas oublié, dans le calcul de leur guerre, ces bouffées de chaleur du vieux sang aryen. Tant d’années passées à haïr les Juifs, à dépister leurs ruses ! Et les rabbins me faisaient encore marcher au clairon.
Mais le trou de ces heures vides avait bien cassé cet élan. De nouveau, le calme et le silence de la capitale m’apparaissaient sinistres.
Le jour sonnait enfin de cette grande levée contre l’hitlérisme si violemment attendue, si fanatiquement prêchée et exigée, annoncée par tant de fanfares frémissantes. Mais parvenus à l’accomplissement de leurs vœux, les chefs de la démocratie française faisaient flanelle. Devant le formidable saut à exécuter, leurs langues bavardes restaient collées de peur à leurs palais, leurs jarrets coupés se dérobaient.
On aurait voulu croire encore que cette morne et muette pause était remplie dans la coulisse par les négociations d’un gouvernement bien tardivement atteint d’un légitime effroi, qu’elle avait pour raison les suprêmes chances de paix. Mais nous nous penchions sur cette dépêche que Le Temps avait publiée la veille avec ce blanc de la censure : « Le ministre des affaires étrangères a remis à l’ambassadeur d’Italie à Paris la réponse du gouvernement français à l’offre…………… que lui avait adressée hier le gouvernement italien. »
Fort avant dans la nuit, une autre dépêche nous était parvenue :
« Le gouvernement français a été saisi hier, ainsi que plusieurs gouvernements, d’une initiative italienne tendant à assurer le règlement des difficultés européennes. Après en avoir délibéré, le gouvernement français a donné une réponse positive. »
On comprenait trop aisément que cette nouvelle n’était lâchée qu’à regret. Tout commentaire en était interdit. Qui l’eût osé d’ailleurs ? Les quelques têtes demeurées valides, revenues comme la mienne de leur étourdissement d’une heure, n’avaient pas beaucoup de peine à pressentir un sinistre mystère. Mais le percer était une autre affaire.
Je dois encore parler de toutes nos ignorances. Il ne peut en être autrement dans les souvenirs d’une aussi honteuse duperie.
Tandis que nous nous interrogions anxieusement sur l’étendue et le sens des mensonges officiels, que nous cherchions à distinguer ce qu’ils avaient de nécessaire et toutes les perfidies qu’ils nous dissimulaient, les deux défenseurs de la paix, Bonnet et Mussolini, jetaient leurs dernières
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