Les Décombres
créer les disciplines de l’heure.
Aucune alerte n’avait troublé la première nuit de guerre légale. Les Parisiens goguenards en concluaient déjà que Hitler se dégonflait. Les nouvelles de bonne source commençaient à circuler. On avait ramassé partout des bonbons empoisonnés. Des infirmières racontaient gravement qu’on venait de leur amener plusieurs douzaines de patients brûlés aux pieds par des ballonnets d’ypérite.
Il était évident que pour la majorité des habitants de la Seine, la seule guerre qui méritât leur attention serait celle qui se déroulerait dans leur ciel. La flotte aérienne de Hitler ne pouvait certainement avoir pour eux d’objectif plus urgent que la destruction des Galeries Lafayette et du pont des Arts. Le reste ne serait jamais que négligeables détails.
* * *
Pour ma part, cependant, je me plongeais dans l’étude des frontières de Pologne. J’y faisais sans peine l’aimable découverte que, depuis l’occupation de la Tchécoslovaquie, ce pays était voué dès la première escarmouche au plus rigoureux encerclement… Ma plus grande stupéfaction était qu’à ma connaissance il ne se fût pas rencontré un stratège, un journaliste, un homme politique, pacifiste ou belliqueux, pour s’en aviser depuis une année écoulée, que je n’eusse pas entendu durant tout ce dernier mois une seule allusion à cette aveuglante certitude. À notre insu sans doute, nous restions tous sur des images de l’autre guerre, avec des fronts aussi biscornus que possible et demeurés toutefois plus ou moins inviolés. Mais les premières dépêches polonaises, décrivant glorieusement des « offensives de cavalerie », révélaient une invraisemblance dans le bravache qui ouvrait la porte à toutes les catastrophes. Déjà, je me repentais d’une ou deux minutes cocardières où j’avais cru utile de renseigner gaillardement quelques troupiers qui du reste s’en tamponnaient l’œil : « Rappelez-vous que ça va barder un sacré coup en Pologne. Je connais les Polonais. Ça, c’est des soldats. »
Quant aux premiers communiqués français, ils étaient d’un laconisme compassé, strictement administratif.
Nonobstant son masque à gaz, Maurras promenait toujours une mine de funérailles, qui jurait étrangement avec le martial clairon de ses papiers. Je le revois au second soir de la guerre, feuilletant d’une main lasse une montagne de dépêches, repoussant le paquet d’insanités des journaux et murmurant avec accablement : « Si tout cela avait seulement le sens commun ! » Hélas ! pourquoi faut-il qu’un autre Maurras, entièrement guindé et falsifié, ait jugé nécessaire d’étouffer la cruelle lucidité de celui-là ?
J’étais allé faire connaissance avec la censure, gîtée rue Rouget-de-Lisle, à l’hôtel Continental. Des messieurs costumés en capitaines de corvette, en commandants de chasseurs à pied ou de cuirassiers trônaient et s’agitaient aux quatre coins de cet énorme garni, aux meubles fatigués et vulgaires, sentant le mégot, déjà souillé comme si cinq générations d’étudiants eussent ciré leurs chaussures aux rideaux.
Cette nuit-là, je venais de m’endormir, un peu avant quatre heures. Les sirènes de la première alerte retentirent. On avait eu tout le temps de s’y préparer. La surprise n’en était pas moins fort désagréable. Des quantités d’exercices de la paix nous avaient habitués à ce hululement. Mais à cette heure louche, trouant les ténèbres et le silence, il était à souhait apocalyptique. Dans son lugubre crescendo surgissaient soudain toutes les menaces de l’inconnu, toute l’horreur nocturne du tocsin sonnant à la catastrophe et décuplé par la machinerie du siècle. Je pris soin de noter candidement sur mon cahier cette minute qui pouvait être historique et je descendis à tâtons de mon sixième. Le vestibule de ma bourgeoise maison était rempli d’une bousculade confuse. Dans l’ombre, des flics vociféraient, brandissaient le poing : « Ceux qui ne descendent pas à la cave y seront pour moi des suspects. » On avait la brusque révélation d’une race nouvelle, les chefs d’îlots, honorables sexagénaires chargés de manifester leur patriotisme en jouant aux caporaux en veston parmi leurs contemporains, et qui se ruaient avec un enivrement hagard à un aussi délicieux devoir.
Un troupeau humain s’empilait dans le corridor de la cave, le nez au mur. La
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