Les Dieux S'amusent
Cyclopes, qui passaient eux aussi leurs vacances
à Capri, accourent vers la caverne de Polyphème. De l’extérieur, ils lui
demandent ce qui lui arrive.
— Je meurs, répond-il en sanglotant. On m’assassine !
— Qui t’assassine ? demandent les Cyclopes.
— Personne, répond le Cyclope.
— Si ce n’est personne, observent les Cyclopes, ce ne
peut être qu’une maladie envoyée par les dieux ; nous ne pouvons rien pour
toi.
Et ils rentrent chez eux.
Chez Polyphème, la fureur et le désir de vengeance viennent
bientôt s’ajouter à la douleur. À tâtons, il cherche à se saisir de ses
agresseurs, qui lui échappent facilement dans la vaste caverne.
— Vous ne sortirez pas vivants d’ici, les menace alors
Polyphème.
Mais c’est compter sans l’ingéniosité d’Ulysse.
Silencieusement, avec l’aide de ses six compagnons
survivants, Ulysse lie les brebis trois par trois, de front ; sur ses
instructions, qu’il formule par gestes, chacun de ses compagnons va se placer
sous le ventre de la brebis centrale de l’un des attelages et Ulysse l’y attache
à l’aide d’une corde. Comme le troupeau se composait en tout de dix-huit brebis
et d’un énorme bélier, il ne reste plus pour Ulysse, une fois chacun des
attelages attribués, que le bélier. Ulysse se place sous son ventre et s’agrippe
des mains et des pieds à sa toison. Lorsque aux bêlements de ses moutons
Polyphème devine que le jour s’est levé, il se dispose à faire sortir son
troupeau. Il déplace d’un mètre environ le rocher qui bouchait l’ouverture et
laisse passer les moutons trois par trois en glissant la main sur leur dos, pour
s’assurer qu’ils ne servent pas de monture à ses agresseurs. Le bélier, alourdi
par le poids d’Ulysse, est le dernier à sortir. Polyphème le reconnaît à ses
cornes et s’étonne de son retard :
— Toi qui es toujours à la tête du troupeau, tu tardes
aujourd’hui à sortir ; c’est sans doute que tu compatis au triste sort de
ton maître !
Une fois dehors, Ulysse se laisse tomber à terre, détache
ses compagnons et prend avec eux la fuite. Ils rejoignent le canot qu’ils
avaient laissé sur la plage et font force de rames vers leurs navires. Dès qu’ils
sont montés à bord, Ulysse interpelle Polyphème qu’il aperçoit sur la falaise, à
moins d’une centaine de mètres ; il l’injurie grossièrement et le raille. Comprenant
que ses prisonniers lui ont échappé, Polyphème se saisit d’un énorme rocher et
le lance, au jugé, dans la direction d’où lui parvient la voix d’Ulysse ; le
rocher tombe à quelques mètres seulement du navire d’Ulysse et manque de le
faire chavirer. Effrayés, les marins lèvent l’ancre précipitamment et se
penchent sur leurs avirons pour se mettre hors de portée du Cyclope. Mais
Ulysse, déchaîné et, pour une fois indifférent au danger, continue d’apostropher
Polyphème :
— Si l’on te demande qui t’a puni, tu diras que c’est
Ulysse, fils de Laërte et roi d’Ithaque, fertile en ruses et destructeur de
cités.
Après avoir encore lancé en vain quelques rochers qui ne
font qu’éclabousser Ulysse et ses compagnons, Polyphème retourne à sa caverne. Il
adresse à son père Neptune, dieu de la mer, une prière ardente :
— Punis mon agresseur et fais en sorte qu’il ne revoie
jamais sa patrie.
Du haut de l’Olympe, ou peut-être-du fond de l’océan, Neptune
a entendu les plaintes de son fils ; il se jure de le venger.
36. De l’île d’Éole à l’île de Circé
On peut s’étonner de ce qu’Ulysse, s’étant attiré l’inimitié d’un dieu aussi puissant que Neptune,
n’en ait pas subi instantanément les conséquences. C’est qu’en réalité les
interventions des dieux de l’Olympe étaient soumises à certaines règles tacites
et subtiles, destinées à maintenir entre eux l’équilibre des pouvoirs et la
bonne harmonie. En particulier, à l’exception de Jupiter qui jouissait en
principe d’une autorité souveraine, aucun dieu ne pouvait se permettre de
liquider un mortel bénéficiant de la protection d’une ou de plusieurs autres
divinités de même rang. Or Ulysse avait sur l’Olympe trois protecteurs ou
protectrices de tout premier plan. Minerve était la première, pour des raisons
qui ont déjà été longuement exposées. Mercure était le second, d’une part parce
qu’il appréciait en connaisseur l’astuce et l’éloquence d’Ulysse, d’autre
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