Les Dieux S'amusent
s’efforçait de
faire partager à ses camarades. C’est lui qui, pendant tout le siège de Troie, avait
écrit sous un pseudonyme, dans la gazette de l’armée grecque, la chronique
musicale hebdomadaire.
Personne ne doutait qu’avec toutes ces qualités, et grâce
aussi à la protection spéciale que lui accordait Minerve, Ulysse ne fut le
premier à revenir sain et sauf dans son pays, bien qu’Ithaque fut, de tous les
royaumes grecs, le plus éloigné de Troie. Pourtant, dès le début du voyage, les
difficultés commencèrent.
Les Cicones
Ulysse quitta les rivages de Troie à la tête d’une petite
flotte de douze navires, chargés de ses mille soldats survivants et de l’abondant
butin qui lui était échu après la prise de Troie : de l’or, des pierres
précieuses, des objets d’art, des armes, des provisions, et les deux chevaux de
Rhésus qu’Ulysse avait capturés au cours de son expédition nocturne avec
Diomède. En revanche, contrairement à la plupart des autres rois grecs, Ulysse
n’avait pas voulu se charger de captives troyennes : la seule femme qui l’intéressât,
disait-il, était son épouse Pénélope.
Après quelques jours de navigation, à la voile ou à la rame
selon que les vents étaient ou non favorables, Ulysse décida de faire une
première escale pour renouveler ses provisions d’eau. La plage où il aborda, avec
tous ses navires, appartenait au pays des Cicones, un peuple belliqueux et
inhospitalier. Leur roi fit d’abord quelques difficultés pour autoriser les
Ithaciens à prendre de l’eau. Puis, comme Ulysse insistait, le roi des Cicones
lui proposa un marché :
— Si tu parviens à accomplir un exploit difficile, tes
soldats pourront remplir leurs outres ; mais, si tu échoues, ce sont mes
hommes, au contraire, qui auront le droit de prendre des provisions dans tes
navires.
Ulysse, confiant dans sa propre ingéniosité, accepte le défi
et demande quel exploit il doit accomplir.
— Tu devras, lui dit le roi des Cicones, atteler à un
même char un lion et un sanglier ; ma ménagerie personnelle est
naturellement à ta disposition.
— Rien de plus simple, répond Ulysse ; et, pour
faire bonne mesure, j’ajouterai même un ours à l’attelage. Je te demande
seulement de me laisser seul pendant une heure à l’intérieur de ta ménagerie.
La ménagerie du roi des Cicones était entourée de hauts murs
blanchis à la chaux. Sur l’un de ces murs, Ulysse, à l’aide d’un morceau de
charbon, dessine d’une manière très réaliste un char traîné par un lion, un
ours et un sanglier.
— Cela n’a pas été trop difficile, dit-il au roi des
Cicones en lui montrant son œuvre ; ces animaux sont plus dociles qu’on ne
le pense.
Le roi des Cicones ne l’entend pas de cette oreille. Bien
que son intelligence soit médiocre et sa culture philosophique nulle, il se
refuse, malgré les arguments spécieux d’Ulysse, à admettre l’identité du signifiant
et du signifié. Le ton monte, on s’entre-tue. Ulysse se replie avec ses hommes
et reprend la mer. Il a cependant perdu, dans cette stupide échauffourée, soixante-douze
de ses soldats et n’a pas pu reconstituer ses réserves d’eau.
Les Lotophages
Il doit donc faire une nouvelle escale quelques jours plus
tard, sur des rivages inconnus. Rendu méfiant par l’expérience des Cicones, Ulysse
envoie trois de ses marins en reconnaissance. Ceux-ci, s’étant enfoncés à l’intérieur
des terres, ne tardent pas à rencontrer des habitants qui leur font un accueil
aimable. Ils appartenaient au peuple des mangeurs de lotus, ou Lotophages. Ils
consommaient le lotus sous des formes diverses : en infusions, en poudre à
priser ou en chique à mâcher. Sous toutes ces formes, le lotus, appelé aussi « fleur
de l’oubli », était une drogue puissante qui était, à celui qui en
consommait, le souvenir du passé, la faim, la soif et tous les désirs. Après en
avoir bu une tasse, les trois éclaireurs d’Ulysse, oubliant leur mission et
leur propre identité, tombent dans une sorte de bien-être hébété et n’aspirent
plus qu’à prolonger cet état par une consommation renouvelée de drogue.
Inquiet de ne pas les voir revenir, Ulysse part à leur
recherche avec quelques soldats. Il les retrouve, les interroge, ne peut rien
en tirer. Soupçonnant que la cause de leur abrutissement est le breuvage qu’ils
dégustent, il s’abstient d’en goûter, s’empare par la force de ses
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