Les dîners de Calpurnia
Peut-
être, mais ne crois-tu pas que tu exagéres un peu en assimilant sa situation à celle d'un esclave ? Rabirius est ici chez lui, tu le sais bien, et je mesure tout ce que nous lui devons. D'abord il répond à mon amour !
- Mais pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
- Nous en avons souvent parlé. Chaque fois, nous avons conclu que nous le ferions s˚rement un jour mais que rien ne pressait puisque nous vivions heureux comme cela. Je ne pense vraiment pas que le fait d'égorger un agneau devant des gens sans intérêt, puis d'aller voir dans ses entrailles s'il est de bon augure de nous marier changerait quelque chose à notre bonheur. Tu vois, un baptême commun sous le signe de Jésus me paraîtrait autrement significatif ! Mais tu as peut-être raison. Rabirius n'est pas un t‚cheron de chantier, il est
232
l'architecte du prince et devrait mieux, à ce titre, respecter les usages.
Terentia se rapprocha de sa mére et l'embrassa. Elle pleurait :
- Tu sais, hoqueta-t-elle, je ne voulais pas te faire de peine. La seule chose qui compte pour moi est que tu sois heureuse.
Il était vrai qu'en vingt ans la vie n'avait apparemment pas changé au Vélabre. Seuls les arbres du jardin avaient pris de l'ampleur, César avait changé de nom et le fidéle Coccius, mort de vieillesse, avait été remplacé
par un esclave qui recevait moins chaleureusement les visiteurs à l'entrée du vestibule. La maison construite par Sevurus conservait, malgré les deuils, les drames et la disparition de vieux amis, un charme indéfinissable. Toutefois, Calpurnia s'en rendait compte, elle avait perdu un peu de la chaleur qu'elle avait su, jeune fille puis jeune femme, insuffler entre ses murs. Aujourd'hui, les hôtes les plus fidéles du Vélabre venaient par habitude davantage que par désir. Pline s'en allait, Tacite lui aussi partirait bientôt, appelé au loin par son métier public.
Calpurnia, soudain, réalisait qu'elle avait vieilli et que sa vie, si elle ne faisait rien, risquait de sombrer dans la langueur o˘ tant de riches bourgeoises romaines usaient leurs derniéres espérances.
A trente-quatre ans, elle était pourtant encore une belle femme. Elle avait supporté sans dommages physiques les drames de la vie familiale et les bouleversements de la cité. Depuis l'adolescence elle avait pris soin de sa peau et de sa silhouette. Elle avait couru, nagé, entretenu ses muscles et s'était astreinte plusieurs jours par semaine, malgré les protestations de Celer puis de Rabirius, à s'enduire le visage d'une épouvantable créme à
base de lait d'‚nesse et de suint de brebis. C'était une vieille recette déjà préconisée par Ovide un siécle plus tôt, et qu'elle avait apprise toute jeune de ses amies qui se passaient alors sous la tunique L'Art d'aimer et Les Soins à
233
donner au visage féminin1. Plus tard, elle avait essayé, comme beaucoup de dames romaines, le " masque de l'Impératrice ", couche épaisse de mie de pain et de lait nommée poppeana, et d'autres mixtures peu rago˚tantes mais sans doute efficaces puisque Calpurnia avait conservé un visage sans rides.
Elle avait réfléchi durant quelques jours puis dressé le plan qui devait l'empêcher de devenir une femme désabusée, embourgeoisée et irritable, avant de prendre l'aspect et le ton d'une Romaine trop respectable. Elle allait suivre les conseils de Terentia et épouser Rabirius.
Ce soir-là, Terentia était sortie avec des amies, le frére de l'une d'elles devait la ramener en litiére avant onze heures. La maison jouissait du calme d'un printemps précoce. Calpurnia et Rabirius avaient délaissé le tricli-nium et s'étaient fait servir dans le jardin, sur la table de marbre que l'architecte avait fait construire prés de la cuisine, un repas léger mais délicieux : des charcuteries gauloises arrivées de Lugdunum au marché
le matin même, avec des mauves et des petits artichauts nouveaux. Comme vin, elle avait choisi un flacon de Nomen-tum soigneusement débarrassé de sa lie.
- Parle-moi de ta Domus Augustana, demanda Calpurnia lorsqu'ils furent installés sur les bancs de travertin qui flanquaient la table. Tu ne me dis plus grand-chose de ton travail. Tu sais pourtant combien tes occupations m'intéressent. O˘ en es-tu ? Domitien est-il toujours convenable ?
- Tout va bien pour moi. Il paraît que le trésor de l'Empire se vide mais Domitien trouve toujours de l'argent pour ses constructions. Il doit passer un jour prochain
Weitere Kostenlose Bücher