Les disparus
tellement longs
? ! m'étais-je exclamé. La première fois que j'avais entendu cette
histoire, il y a tellement longtemps que je n'arrive pas à me souvenir quand
c'était, j'avais posé cette question parce que j'étais véritablement perplexe ;
aujourd'hui seulement je comprends quel raconteur sophistiqué pouvait être mon
grand-père, quelle brillante provocation était ce parce que les filles
avaient les cheveux tellement longs, que c'était destiné à me faire poser
cette question, afin qu'il pût se lancer dans cette histoire-là. Par la suite,
j'avais continué à poser la question, uniquement parce que je savais qu'il
voulait que je le fisse.
Oui, parce que les filles avaient les cheveux tellement
longs ! poursuivait-il, assis dans ce grand fauteuil en osier sur la large
marche du perron de la maison de mes parents, surveillant le quartier, comme
s'il avait été responsable des maisons sur deux niveaux avec leurs couleurs
bizarres, leurs pelouses bien nettes, leurs topiaires en spirale pointant vers
le ciel d'été dégagé, le silence de la mi-journée en semaine. Et il me
racontait alors comment, avant d'embarquer sur le grand bateau qui allait
l'emmener lui et ma tante perpétuellement déçue vers l'Amérique, tous les
passagers de l'entrepont devaient être examinés pour les poux et comme les
filles, y compris ma grand-tante Sylvia de vingt-deux ans, avaient les cheveux
longs à l'époque, cet examen avant l'embarquement prenait un temps fou et, à un
moment donné, mon grand-père (que, je suppose, nous décririons aujourd'hui
comme souffrant d'une forte anxiété, même si les gens disaient à l'époque qu'il
était simplement « méticuleux ») avait paniqué.
Alors qu'est-ce que tu as fait ? demandais-je à cet instant
précis. Et il répondait, J'ai crié Au feu ! Au feu ! et dans
la confusion générale, j'ai pris Tante Susha par la main et nous avons couru
sur la passerelle, et nous sommes montés à bord ! Et c'est comme ça que nous
sommes venus en Amérique.
Il racontait cette histoire avec une expression qui flottait
entre l'autosatisfaction et l'autodénigrement, comme s'il avait été à la fois
content et (à présent) un peu embarrassé par l'audace juvénile qui, si cette
histoire n'est pas un mensonge, lui a valu de voyager jusqu'en Amérique.
Il y avait ,
c'est évident, d'autres histoires sur ce voyage jusqu'en Amérique, des
histoires que j'ai entendues souvent lorsque mon grand-père venait nous rendre
visite et je traînais dans la maison, silencieux, dans l'espoir qu'il
déciderait de s'asseoir et de me parler, attendant qu'il ait fini de lire le
journal, peut-être le Times ou, plus probablement, The Jewish Week (après
le mariage de mes parents, il leur avait offert un abonnement parce qu'il
redoutait, disait-il, que ma mère oublie comment être juive). Il lisait
son journal lentement, laissant sa grosse tête descendre sur le côté gauche,
puis la relevant brusquement vers la droite pour déchiffrer les caractères
imprimés sur la page opposée. En silence, je l'observais pendant sa lecture —
car on n'interrompait jamais, vraiment jamais, mon grand-père, quoi qu'il ait
pu faire –, j'attendais qu'il ait terminé et j'espérais qu'il serait
d'humeur à me raconter des histoires... Ou bien j'attendais qu'il ait fini de
boire son jus de prune qui, aimait-il dire, était bon pour la machinerie, ou
encore qu'il ait fini de parler à ma mère pendant qu'elle peignait ses ongles,
assise à la table de la cuisine devant la grande baie vitrée, ou même qu'il ait
fini, debout dans la « grande » salle de bains, qui était carrelée en
bleu, d'avaler avec une grande précaution chacune des nombreuses pilules qu'il
avait toujours avec lui dans une petite mallette en vachette beige. Mon
grand-père était un hypocondriaque, nous le savions tous, et ses différents
médecins se pliaient évidemment à ses caprices. Tous les soirs et tous les
matins, il entrait dans l'étincelante salle de bains de ma mère et alignait une
série de pilules et les avalait, les unes après les autres, avec un sourire
détaché. Comme mon père désapprouvait les médicaments, les pilules et même les
médecins en général, pour qui il avait une grande suspicion et envers qui, en
tant que groupe, il manifestait une vague mais réelle animosité (et pourquoi
pas, compte tenu de ce qu'il avait passé son enfance à voir ?), il souriait
avec mépris et sans discrétion des
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