Les disparus
rituels de mon grand-père avec ses petites
pilules. Mais nous, les enfants, nous adorions voir Grandpa prendre ses
médicaments quand il nous rendait visite, un rituel qu'il savait, comme le
reste, rendre drôle. Ce soir, disait-il en regardant l'alignement des
petits flacons de pharmacien avec une confusion jouée, comme une ménagère
devant un étalage intimidant de détergents ou de céréales pour le petit
déjeuner, peut-être que je vais prendre une bleue et une rouge.
J'attendais donc qu'il ait fini n'importe laquelle de ses
routines en cours et qu'il me raconte ces histoires de ses nombreux voyages et
de ses nombreuses aventures. A Quel Point Le Bateau Etait Bondé, Combien Lui Et
Tante Sylvia Redoutaient D'Etre Volés Et Avaient Donc Caché Leur Argent Dans Un
Mouchoir, ou pire, Combien Il Avait Eu Le Mal De Mer, au point de ne plus vouloir
jamais voyager en bateau de nouveau. Comment, après deux semaines sur le
bateau, les fameuses deux semaines passées à être malade, ils étaient arrivés à
New York et avaient essayé de trouver leur chemin jusqu'au point de rendez-vous
que leur avait indiqué le cousin Mittelmark, et comment chaque personne à qui
il avait parlé avait répondu à ses questions par un regard égaré. Il
s'approchait des gens, me racontait-il, et prononçait le nom de l'endroit sur
un ton interrogatif : Timesse Squouère ? Timesse Squouère ? Et il avait
fallu qu'il écrive le nom sur un bout de papier avant que quelqu'un pointe, en
riant, la direction de Times Square. Et de Times Square, mon grand-père
et ma grand-tante, accompagnés de leur cousin qui parlait l'anglais, étaient
allés dans le Lower East Side, à East Fourth Street, pour s'installer dans
l'appartement de leur oncle, Abe Mittelmark, un homme
aux cheveux roux dont la brouille avec sa sœur unique, mon arrière-grand-mère,
ou le ressentiment à son égard était responsable, j'aime à le croire, du cruel
arrangement matrimonial qui devait dresser les Jäger contre les Mittelmark
pendant des générations. Et ce n'était pas le seul cas de lutte fratricide dans
ma famille.
Maintenant, quand je pense à ce voyage, moi dont le record
est un vol de vingt-deux heures en business class d'un 747, je suis
impressionné par l'audace dont il a fait preuve pour entreprendre simplement ce
périple. En écrivant ceci, je regarde son passeport polonais, celui avec lequel
il a fait ce voyage inimaginable, et bien qu'il soit mort à présent et qu'il ne
puisse plus raconter d'histoires, le document a ses propres confessions à
faire. En déchiffrant l'élégante écriture officielle dont les blancs sont
remplis, en scrutant les visas et les tampons, je peux, avec une précision bien
plus grande que celle dont se souciait de faire preuve mon grand-père quand il
racontait ses histoires, reconstituer son voyage jusqu'en Amérique.
Je peux, par exemple, vous dire que le passeport
(« DOWOD OSOBISTY », littéralement «papier d'identification»), numéro
19272/20, lui a été délivré à Dolina – le petit village au sud de Bolechow
qui était le centre administratif de la région et où la famille de la mère de
mon grand-père, les Mittelmark, avait vécu autrefois – le 9 octobre 1920.
Collée sur le passeport, se trouve une petite photo en noir et blanc de mon
grand-père, la plus ancienne image connue de lui. Il est debout, semble-t-il,
contre un mur en bois quelconque ; le visage familier est lisse, sérieux, les
yeux myopes sont très enfoncés, les cheveux, encore très épais, plaqués en
arrière, avec l'implantation en V dont j'allais hériter. Les oreilles sont
légèrement décollées, chose dont je ne me souviens pas. Le col de sa chemise
est serré et paraît inconfortable, et les revers très hauts et étroits de la
veste qu'il porte font l'effet d'un vêtement incroyablement antique. Le
passeport fournit aussi une description écrite : taille « moyenne »,
visage « ovale », cheveux « foncés », yeux « bleus »,
bouche « moyenne » – ce que cela veut dire précisément, je ne
saurais le dire – et nez « droit ».
En lisant cette description aujourd'hui, ayant entendu
certaines histoires dans lesquelles les nez droits et les yeux bleus sont des
éléments dont l'issue pouvait dépendre, je me demande, pas pour la première
fois, comment s'en serait sorti mon grand-père au regard bleu rusé et au nez
droit, s'il avait décidé, comme son frère aîné, de ne pas faire ce voyage
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