Les disparus
où il a obtenu un visa de transit pour le passage vers les
Pays-Bas. Je sais, grâce à un certain nombre de tampons des douanes, que Tante
Sylvia et lui sont entrés en Allemagne à Schneidemühl le 18 octobre, ont
traversé le pays et en sont ressortis le lendemain, le 19, à Bentheim où ils
ont passé la frontière germano-néerlandaise pour entrer à Oldenzaal, à l'est
des Pays-Bas, et ils se sont dirigés vers Rotterdam, où, après dix jours passés
aux Pays-Bas sans doute, le 5 novembre 1920 – après avoir crié Au
feu ! Au feu ! parce qu'il avait peur de rater le bateau
– mon grand-père et sa sœur sont finalement montés à bord du SS Nieuw
Amsterdam, un paquebot à cheminée unique, de 17 000 tonnes et de quatorze
ans d'âge, de la compagnie Holland America Line, de 615 pieds de long et
68 de large, transportant 2 886 passagers en tout (dont 2 200, comme mon
grand-père et ma grand-tante Sylvia, voyageaient dans l'entrepont), commandé
par le capitaine P. Van den Heuvel qui, à son arrivée dans le port de New York,
douze jours plus tard, a signé une déclaration sous serment par laquelle il
était établi que « il [avait] fait faire par le chirurgien du navire... un
examen physique et mental de chacun des étrangers figurant sur les susdits
manifestes des passagers, trente pages en tout, et que, compte tenu du rapport
dudit chirurgien... aucun des étrangers en question n'appart[enait] à une des catégories
exclues de l'admission aux Etats-Unis ».
Oh oui : nous avions entendu parler de l'examen médical que
tous les passagers, croyait naïvement le capitaine Van den Heuvel, avaient
passé. Les filles avaient les cheveux tellement longs. Mais le manifeste
des passagers, qui est le document officiel encore existant de l'arrivée de mon
grand-père, ne peut sûrement pas suggérer comment il est arrivé aux États-Unis,
comment toutes les histoires ont commencé.
Il y a dans la chronologie un trou bizarre : le passeport ne
nous dit rien de ce qui s'est passé entre le 19 octobre 1920 (qui était,
m'assure mon ami Nicky, un mardi) et le 5 novembre, date à laquelle, selon le
manifeste du navire aujourd'hui accessible sur le site Internet d'Ellis Island,
le paquebot a pris la mer...
À propos de ces dix-sept jours perdus, mon grand-père nous a
raconté une histoire plausible. Aux Pays-Bas, a-t-il raconté, Tante Sylvia et
lui s'étaient retrouvés à court d'argent, ayant dépensé tout ce que leur mère
leur avait donné pour le voyage ; comment cela avait pu arriver, il ne l'a
jamais dit. Et donc, racontait-il, il s'était mis sur son trente et un et
avait sonné à la porte de tous les consulats et de tous les bureaux officiels
de Rotterdam – qui étaient nombreux puisque c'était le port d'embarquement
pour l'Amérique au cours de cette période d'immigration intense – et avait
offert ses services de traducteur. Son passeport précise qu'il parle le
polonais et l'allemand, mais je sais qu'il parlait aussi de nombreuses autres
langues : le russe qu'il avait appris, lorsqu'il avait quinze ans, en gardant
des prisonniers de guerre russes à Bolechow quand le sort avait tourné et que
les Autrichiens avaient brièvement repris le dessus sur les Russes qui, nuit
après nuit, avaient si cruellement bombardé la ville (ils ont fait sauter le
centre de la ville !) ; le hongrois qu'il avait appris à l'école,
juste après la guerre, quand sa ville n'avait plus appartenu à l'Empire
austro-hongrois. Et donc je me suis trouvé un boulot dans un bureau
hongrois, à traduire du hongrois à l'allemand et inversement, racontait-il.
Vraiment ? ! disais-je quand j'avais treize ou
quatorze ans. La première fois que je l'ai dit, j'étais vraiment sidéré. Par la
suite, je ne faisais que mon travail, une fois de plus, le provoquant, jouant
le faire-valoir. Tu devais parler le hongrois couramment ! m'exclamais-je.
Dis-moi quelque chose en hongrois !
A ce moment-là, il affichait son sourire spécial pour la
chute d'une histoire et disait, Tu sais, je ne me souviens plus de
rien ! Et je m'émerveillais alors – vraiment, je ne faisais pas
semblant, et en fait je m'émerveille encore aujourd'hui – qu'on puisse
connaître une langue assez bien pour la traduire et ensuite l'oublier
complètement. Comment peut-on avoir oublié autant, me demandais-je alors, quand
j'avais onze, douze ou treize ans, quand je n'avais encore rien dont j'aurais
dû me souvenir ; comment pouvait-on oublier
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