Les disparus
de
mariage des parents de ma mère en 1928. Bien sûr qu'il n'y avait aucune trace
du passé européen, de l'histoire de la famille. Ils avaient tous été détruits.
Nous avons serré la main de Jack et nous sommes entrés. Nous
attendaient là sa femme, Sarah, une jolie blonde au visage adorable et aux
manières douces, et sa fille, Debbie, qui devait, je suppose, avoir mon âge, et
qui avait le visage ouvert, plaisant et adorable de Sarah, avec les cheveux
bruns, ce qui avait dû être la couleur de ceux de Jack autrefois. J'étais
sidéré qu'elle soit venue nous entendre interviewer son père et ses amis, alors
qu'elle avait dû, j'imaginais, entendre leurs histoires bien des fois. Mais je
pouvais le comprendre : moi aussi, j'avais été heureux, autrefois, d'entendre certaines
histoires inlassablement racontées.
Debbie m'a dit que son mari et sa fille nous rejoindraient
plus tard. Elle a dit ça avec un fort accent australien auquel je m'habituais à
peine – ou plutôt je m'habituais à peine à l'idée que des Juifs pussent avoir
l'accent australien. Naturellement, nous savions qu'il n'y avait pas un pays au
monde qui n'ait pas ses Juifs, mais cette connaissance abstraite était en
quelque sorte très différente du fait d'être confronté à la réalité de ces
gens. Là où j'avais grandi, les Juifs avaient soit des accents du Vieux
Continent – polonais, allemand, russe, yiddish – soit un accent
new-yorkais prononce. Mais nous étions maintenant en Australie où les Juifs de
ma génération avaient l'accent australien, tout comme ils ont l'accent anglais
en Angleterre, l'accent français en France et l'accent italien en Italie. Le
monde est beaucoup plus grand qu'on se l'imagine quand on grandit dans un
environnement provincial : une banlieue de New York, un shtetl de
Galicie, peu importe. Puis on commence à voyager. Mon grand-père l'avait su. Je
le savais à mon tour.
Nous attendait aussi dans l'appartement de Jack et de Sarah,
déjà assis autour de la table de la salle à manger, couverte d'une nappe en
dentelle blanche, et sur laquelle Matt et moi avons commencé, assez gauchement,
à déposer le matériel d'enregistrement et de photographie, le frère de Jack,
Bob. Bob et moi nous étions déjà rencontrés. L'été précédent, il était passé à
New York et m'avait contacté, et en buvant un thé glacé chez moi il m'avait
raconté comment lui, Jack, et leur père décédé, Moses, avaient survécu, en se
cachant dans un bunker souterrain, couvert de feuillage, dans la forêt à la
périphérie de Bolechow. Bob m'avait expliqué comment ils avaient pu s'échapper
jusqu'à cet endroit grâce à l'aide d'un paysan ukrainien, juste avant les
dernières liquidations de 1943. C'était une histoire qu'ils avaient souvent
racontée, je le savais, tout d'abord dans un livre écrit par un journaliste
allemand, Anatol Régnier (qui était marié, devaient souligner plusieurs fois
les Australiens, non sans une certaine incrédulité, à une chanteuse
populaire israélienne!), et ensuite pour un documentaire fait par une
chaîne de télévision allemande, à l'occasion du retour de Jack et de Bob à Bolechow
en 1996.
Comme Jack, Bob était de taille moyenne, mais il avait une
présence sportive, tout en nerfs. Il me faisait l'effet de quelqu'un qui avait
passé beaucoup de temps à l'extérieur, et je n'ai pas été surpris de l'entendre
dire, par la suite, qu'il faisait des marches quotidiennes à bonne allure sur
la plage. J'avais parlé plusieurs fois à Jack au téléphone quand j'ai rencontré
Bob, et ce qui m'a frappé, c'est le fait que Jack, né en 1925, âgé de dix-neuf
ans quand l'occupation nazie a pris fin à Bolechow, parlait avec un accent juif
polonais prononcé, alors que Bob, né en 1929 et donc à peine adolescent à la
fin de la guerre, parlait presque comme un Australien. Cette différence dans la
façon de parler a pris pour moi une plus grande résonance à mesure que la
visite se prolongeait. Jack me faisait plus l'effet, peut-être, d'un citoyen de
l'ancien monde, plus juif ; il aimait parsemer sa conversation d'expressions en
yiddish et parfois même en hébreu. Bob, au contraire, m'a fait l'effet, au
cours des journées suivantes, d'être bien décidé à se libérer du passé.
Peut-être que l'érosion de l'accent, des formules et des sonorités qui avaient
caractérisé ses discours, n'était pas entièrement un processus naturel. De
toute évidence, il n'était pas
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