Les disparus
buts, les rapports le montrent, était de faire des Generalgouvernement des territoires Judenrein, débarrassés des Juifs, à temps pour le
dixième anniversaire de la prise du pouvoir par Hitler en 1933, même si l'autre
but, peut-être plus important encore, était d'éviter aux hommes de la SS le
traumatisme psychologique d'avoir à abattre des enfants de l'âge de Bronia, la
cousine de ma mère, ou des femmes un peu rondes, très chaleureuses, très
sympathiques, comme Tante Ester ; on peut supposer qu'il n'était pas trop
traumatisant d'avoir à abattre un homme de quarante-sept ans comme Oncle
Shmiel, un homme qui avait porté les armes et combattu pour l'empereur, après
tout. Je me suis souvent demandé, depuis la première fois que Jack Greene m'a
appelé et que j'ai pu concentrer mon image mentale sur la mort de Ruchele Jäger
– et depuis que j'ai commencé à lire systématiquement la littérature sur
l'Opération Reinhard –, si celui qui l'avait tuée en fait, qui se servait
de la mitrailleuse perchée quelque part à une certaine distance dela
planche au-dessus de la fosse, avait ressenti un traumatisme psychologique,
même si je sais que la probabilité est faible. Mais il est important d'essayer
de penser à ça, au moment précis du tir, parce qu'en dépit du fait que nous
avons pris l'habitude de penser à la tuerie en termes
d'« opération », d 'Aktion et de chambre à gaz, il yavait
toujours (et c'est plus facile à imaginer dans le cas d'un coup de feu, où le
lien qui unit le doigt qui appuie sur la détente et lesballes aux
cibles, et aux morts qui en résultent paraît si évident, si direct) un individu
qui était là pour le faire, et c'est aussi important à imaginer – j'ai
failli dire « à se remémorer » –, je crois, que d'essayer de
sauver quelque chose de la personnalité ou de l'apparence physique d'une seule
victime, d'une fille de seize ans dont vous nesaviez absolument rien
jusqu'à ce que vous vous mettiez à parcourir de vastes distances pour parler à
des gens qui l'avaient connue.
C'était donc, disais-je, une esquisse de ce à quoi avait
ressemblé la seconde Aktion, plus ou moins.
Mais avant que j'en vienne aux morts de Shmiel, d'Ester et
deBronia, il me paraît juste de tenter d'imaginer comment ils étaient
lorsqu'ils étaient encore en vie.
De Shmiel, évidemment ,
nous savons un peu de choses, au pointoù nous en sommes. En effet,
après avoir parlé à Jack et aux autres , j'ai l'impression que je peux
l'imaginer très clairement, parexemplece jour des années 1930
où l'une des photos que je connais si biena été prise : traversant le
centre de la ville – vous l'appelez le Ringplatz, si vous êtes, comme lui,
assez âgé pour être né sujet del'empereur François-Joseph ; c'est le
Rynek pour ses enfants, les quatre filles superbes qui sont nées après la
Grande Guerre et quisontpar conséquent polonaises, se
considèrent pleinement comme tellesjusqu'à ce qu'il devienne évident
qu'elles se sont trompées – le voilà, traversant le Ringplatz, le Rynek,
en route vers sa boutique , dirigeant du cartel des bouchers, plus grand
que vous ne vous ensouveniez, bien habillé dans un costume à gilet,
comme celui qu'ilporte sur cette photo que j'ai, datée de 1930, marchant
d'un pasdéterminé sur un trottoir de la ville. Je peux donc le voir
dans matête, vêtu de ce costume-là ou bien d'un costume comme celui
qu'il porte sur cette photo qu'il a envoyée en guise de souvenir à l'occasion
de son quarante-quatrième anniversaire en avril 1939, celle où il pose avec ses
chauffeurs, les deux frères, à côté d'un de ses camions, en commerçant qui a
réussi, avec son cigare et sa montre à gousset en or. Je peux le voir. Le
voilà, grand (sa deuxième fille, Frydka, était grande elle aussi), prospère, un
peu suffisant peut-être, ne marchant pas trop vite parce qu'il veut s'arrêter
pour saluer tout le monde avec cet air un peu grand seigneur si répandu dans la
famille, relique d'une époque plus faste, comme s'il était en effet le król, le roi, comme l'appellent discrètement, à la fois par affection et par
moquerie, certaines personnes, et naturellement il le sait, tout le monde sait
tout sur tout le monde dans cette petite ville, mais il s'en fiche. Sa vanité
en est même secrètement flattée : après tout, il est celui qui a choisi de
rester dans cette ville, quand il aurait pu facilement partir ailleurs,
précisément parce
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