Les disparus
que peuvent faire deux mille personnes qu'on
conduit à la mort.
Et pourtant, alors qu'il est important de résister à toute
tentation de ventriloquie, d'« imagination » et de
« description » de quelque chose qui n'a tout simplement aucun
équivalent dans notre expérience de la vie, il reste possible d'apprendre au
moins ce qui a pu filtrer au cours de ces trois journées de septembre, les
trois jours de la seconde Aktion, puisque les rapports de témoins
oculaires nous sont parvenus. Ces descriptions ne nous permettront jamais de
« savoir ce que Shmiel, Ester et Bronia ont vécu », dans la mesure où
il n'y a absolument aucun moyen de reconstruire leur expérience subjective,
mais cela nous autorise à nous faire une image mentale – une image floue,
c'est certain – des choses qui leur ont été faites, ou plutôt qui leur ont
été probablement faites, puisque nous savons que d'autres, dans la même
situation, les ont subies. Je peux regarder les diverses sources disponibles,
les comparer, les collationner, et de là parvenir à une version plausible de ce
qui est probablement arrivé à Oncle Shmiel, à sa femme et à leur fille, dans
les journées qui ont précédé leur mort. Mais, bien entendu, je ne saurai jamais
avec certitude.
Parmi les divers témoignages oculaires donnés par les
quelque quarante-huit Juifs de Bolechow qui ont survécu à l'occupation nazie,
j'ai sélectionné au hasard celui d'une certaine Matylda Gelernter, donné le 5
juillet 1946, à l'âge de trente-huit ans – née, par conséquent, la même
année que le beau-frère de Meg, l'année de la naissance de Jeanette, la tante
de ma mère. Elle a fait, àKatowice, la déposition suivante sur ce qui
s'était passé dans la ville pendant la seconde Aktion :
Les 3, 4 et 5 septembre 1942, la seconde action à
Bolechow a eu lieu sans liste : les hommes, les femmes et les enfants étaient
arrêtés dans leurs maisons, leurs greniers, leurs cachettes. Six cent soixante
enfants environ ont été arrêtés. Des gens ont été tués sur la place de Bolechow
et dans les rues. L'action a commencé dans l'après-midi du mercredi et a duré
jusqu'au samedi. Le vendredi, le bruit a couru que l'action était déjà
terminée. Des gens ont décidé de sortir de leurs cachettes, mais l'action a
recommencé le samedi et, ce jour-là, plus de gens ont été tués qu'au cours des
journées précédentes. Les Allemands et les Ukrainiens se sont acharnés sur les
enfants en particulier. Ils prenaient les enfants par les pieds et leur
fracassaient la tête contre le bord des trottoirs, et tout en riant ils
essayaient de les tuer d'un seul coup. D'autres jetaient les enfants par les
fenêtres d'un premier étage, de telle sorte que l'enfant était réduit en
bouillie en atterrissant sur le pavé. Les hommes de la Gestapo se sont vantés
d'avoir tué 600 enfants et l'Ukrainien Matowiecki (originaire de Rozdoly, à
côté de Zydaczowy) estimait avec fierté avoir tué de ses propres mains 96
Juifs, essentiellement des enfants. Le samedi, les cadavres ont été rassemblés,
jetés dans des wagons, les enfants dans des sacs, et emmenés dans un cimetière
où ils ont été, cette fois, jetés dans une fosse commune. En ce qui concerne le
fait que cette Aktion avait été programmée, Backenroth, membre du Judenrat de
Bolechow et originaire de Weldzirz, avait téléphoné depuis Drohobycz. Il avait
annoncé que nous devrions attendre des « invités » le jeudi. Mais les
Ukrainiens de Bolechow, sans attendre la Gestapo, avaient commencé à capturer
et à tuer des Juifs avant le début de la soirée. Mon père, mon enfant (pas
encore deux ans) et moi avons couru jusqu'à la maison d'un Ukrainien que nous
connaissions qui avait dit un jour qu'il nous protégerait. Mais il ne l'a pas
fait. Nous sommes retournés chez nous et nous nous sommes cachés dans une
petite niche. L'enfant pleurait parce qu'il avait soif, mais pas trop fort
puisqu'il avait l'habitude de ce genre de situation. Même lorsqu'ils ont abattu
une femme juive devant la porte de notre cachette, l'enfant a été terrifié,
mais n'a pas pleuré. Dans le grenier de la maison voisine, ma mère, mon frère
et ma belle-sœur se cachaient avec un bébé de quelques mois. Lorsque les hommes
de la Gestapo et les Ukrainiens ont surgi dans le grenier du voisin, ils ont
voulu fuir et ont descendu les escaliers du grenier pour tomber sur d'autres
hommes de la Gestapo et des Ukrainiens en
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