Les disparus
toilettes.
Tout le monde poussait pour accéder à une petite ouverture d'air. Tout le monde
était couché sur le sol. Je me suis couché aussi. J'ai trouvé une fente dans le
plancher où j'ai pu coller mon nez pour aspirer un peu d'air frais. La puanteur
dans le wagon était insupportable. Les gens déféquaient aux quatre coins du
wagon... La situation ne cessait d'empirer dans le wagon. De l'eau,
implorions-nous les cheminots. Nous étions prêts à les payer. Certains ont payé
500, 1 000 zlotys pour une petite timbale d'eau... J'ai paye 500 zlotys (plus
de la moitié de ce que j'avais sur moi) pour une timbale d'eau — à peine un
demi-litre. Quand j'ai commencé a boire, une femme, dont l'enfant s'était
évanoui, m'a attaqué. J'ai bu ; je ne pouvais pas détacher mes lèvres de la
timbale. La femme m'a mordu la main — de toutes ses forces, elle voulait m’obliger
à lui laisser un peu d'eau. Je n'ai pas prêté attention à la douleur. J'aurais
enduré n'importe quelle douleur pour avoir un peu plus d'eau. Mais j'ai laissé
quelques gouttes au fond de la timbale et j'ai regardé l'enfant boire. La
situation dans le wagon se détériorait. Il n'était que sept heures du matin,
mais le soleil tapait déjà sur le wagon. Les hommes ont retiré leur chemise et
sont restés à moitié nus. Des femmes ont retiré leur robe et sont restées en
sous-vêtements. Les gens étaient entassés sur le plancher, aspirant l'air
bruyamment et tremblant comme s’ils avaient eu de la fièvre, les têtes
ballottant dans un effort pour faire parvenir un peu d'air aux poumons.
Certains étaient complètement désespérés et ne faisaient plus aucun mouvement.
Ce récit, ainsi que celui de « Stern » tel que l'a
relaté Matylda Gelernter, suggèrent la raison pour laquelle ce que nous voyons
dans les musées, les artefacts et les preuves, ne peut nous donner que la
compréhension la plus faible de ce qu'était l'événement en soi ; la raison pour
laquelle nous devons rester prudents lorsque nous essayons d'imaginer « ce
que c'était ». Il est possible aujourd'hui, par exemple, de circuler dans
un fourgon à bestiaux d'époque dans un musée, mais il est peut-être important
de rappeler, à l'ère de la télé-réalité, que le fait d'être enfermé dans cette
boîte – expérience assez déplaisante en soi, comme je le sais bien, pour
certaines personnes – n'est pas la même chose que d'y être enfermé après
avoir étouffé votre propre enfant et bu votre propre urine par désespoir,
expériences que les visiteurs de ces expositions ont peu de chance d'avoir vécu
récemment.
Il se peut, en tout cas, que Shmiel, Ester et Bronia n'aient
pas survécu au trajet en wagon de marchandises. Toutefois, s'ils ont survécu,
ce qui leur est arrivé ensuite aurait été quelque chose comme ceci (comme nous
le savons grâce aux déclarations des rares personnes qui ont survécu et grâce
aux témoignages des bourreaux qui ont comparu par la suite devant la justice) :
A 1'arrivée, les trains s'arrêtaient au fer à cheval à
l'intérieur du camp de Belzec. Dans les minutes qui suivaient l'arrivée
(« trois à cinq minutes », s'est rappelé un conducteur de locomotive
polonais), les wagons étaient vidés de leur cargaison de Juifs morts et vivants.
Respirant avec difficulté, hébétés, couverts de leurs excréments et de ceux des
autres, Shmiel, Ester et Bronia auraient titubé hors du wagon jusqu'à la
« zone de réception ». Là, ils auraient entendu un officier allemand,
peut-être même le commandant du camp, Wirth, faire son discours habituel :
qu'ils avaient été amenés ici uniquement pour un « transfert » et
que, pour des raisons d'hygiène, ils devaient prendre une douche et être
désinfectés avant d'être envoyés vers leur prochaine destination. Que Shmiel ou
Ester ait pu le croire, il est bien sûr impossible de le savoir ; mais sachant
qu'il était prêt à croire, trois ans plus tôt, qu'une lettre au Président
« Rosiwelt » pourrait l'aider à se rendre en Amérique, lui et sa
famille, je vais envisager la possibilité selon laquelle, comme bien d'autres
gens, il est resté réticent à l'idée que le pire allait se produire, et donc
qu'il a peut-être même été un de ces Juifs qui , comme nous le savons
grâce au témoignage d'un des officiers de Wirth, ont en fait applaudi le
commandant après qu'il eut terminé son discours aux Juifs hébétés et couverts
d'excréments au
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