Les disparus
mari ne s'était pas soucié
d'en trouver, de façon ordinaire, dans une pharmacie ou un hôpital, mais avait
appelé le consulat américain pour se faire transporter en vedette jusqu'à un
navire de guerre ancré non loin de là et où il était sûr de trouver de
l'insuline (Tu le connais, avait ajouté ma mère en me racontant une
nouvelle fois l'histoire, récemment, il n'avait peur de personne). Ou
celle dans laquelle il avait pris sous son aile les enfants d'un orphelinat, et
se rendait à cet orphelinat à pied – aujourd'hui seulement, longtemps
après que toute réponse est devenue impossible, je me demande, De qui étaient-ils
les enfants ? –, il s'y rendait à pied et emmenait les enfants se promener
dans le parc, et leur achetait des bonbons. L'orphelinat était son truc
préféré, s'est rappelée ma mère, l'autre jour, quand je lui ai posé des
questions sur le voyage de son père en Israël et sur d'autres choses. C'est
pour ça que je leur envoie de l'argent. Beth David Zvi. Elle a gloussé,
avant de continuer, Je me souviens qu'il m'avait dit : « Le jour où je
passe l'arme à gauche, chaque yorsteyt, chaque fête, chaque yontef, envoie-leur
un peu d'argent. Mais tu sais, ces Juifs, ils te prendraient tout ce que tu
as ! Alors envoie-leur un peu seulement à chaque fois ! » Elle s'est tue un instant et elle a ajouté ensuite, inutilement, Alors c'est
ce que j'ai fait.
Mon grand-père est donc resté le même, pendant l'année qu'il
a passée en Israël. Ce qui est étrange, compte tenu du fait que mon grand-père
parlait beaucoup de son grand voyage en Israël et de son long séjour là-bas,
c'est que j'ai su très peu de choses sur Itzhak quand j'étais enfant. Longtemps
après que mon grand-père s'est jeté dans l'eau fraîche de la piscine du 1100
West Avenue, à Miami Beach, je me suis rendu compte que je n'avais pas la
moindre idée de ce qu'avait été la personnalité d'Itzhak, quels drames avaient
rempli sa vie, en dehors de celui d'avoir eu la prescience de quitter Bolechow,
poussé par les convictions idéologiques de sa fervente épouse ; comme s'il
avait suffi que nous sachions qu'il était Celui Qui Avait Été Assez Intelligent
Pour Partir Juste A Temps. Sur Itzhak, je savais exactement deux choses
précises. L'une d'elles, je l'ai apprise d'Elkana, son fils, quand je suis
finalement allé en Israël : comme mon grand-père, Elkana m'a dit que son père
utilisait en souriant une formule rigolote, un peu absurde, en guise de réponse
à ses enfants (et, plus tard, à ses petits-enfants) qui lui demandaient de
l'argent pour s'acheter une glace ou un bonbon : Qui vous croyez que je
suis, grafpototski Je n'avais pas la moindre idée de ce que pouvait vouloir
dire grafpototski quand mon grand-père faisait cette réponse à la
sonorité ridicule à mes requêtes de quelques pièces, mais ça me paraissait
drôle. Bien entendu, à l'époque où j'ai étudié l'allemand, des années plus
tard, et que j'ai appris que Graf est le mot correspondant au titre
nobiliaire de « comte », j'avais complètement oublié cette phrase
absurde de mon grand-père.
C'est donc une des choses que j'ai apprises au sujet d'Oncle
Itzhak, longtemps après que lui et mon grand-père étaient morts. C'est de ma
mère que j'ai obtenu l'autre vif éclairage de ce qu'avait pu être la
personnalité d'Itzhak. Ma mère avait l'habitude de me dire que, comme son
frère, mon grand-père, Oncle Itzhak avait un grand sens de l'humour. L'unique
photo que j'ai de lui (à part la petite photo de lui prise dans les années
1920, portant deux tampons officiels apparemment, peut-être pour un passeport,
photo sur laquelle il est mince et regarde un peu dans le vague et sur sa
gauche, un peu rêveur, souriant pour lui-même, l'air préoccupé) montre un homme
entre deux âges, replet, solide, et un air de bonne humeur permanent (je me dis
maintenant : regarde quelle chance il a eue). Ma mère se souvenait d'avoir
écrit régulièrement, quand elle était jeune fille, des lettres à cet oncle qu'elle
n'avait jamais rencontré, et de recopier soigneusement l'adresse que lui avait
donnée son père : itzhak yäger, telle
rue à Kiryiat Hayim, israël.
Ma mère a ri en repensant à tout cela, récemment. Je me
souviens, a-t-elle dit, qu'Oncle Itzhak me répondait, « Où est le respect ? Tu écris itzhak yäger sur
l'enveloppe. Tu aurais dû écrire Monsieur itzhak
yäger ! ! »
Nous avons ri tous
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