Les disparus
les deux – mais je pensais à ceci en
vérité : le sujet de la plaisanterie, l'humour en question, dépendait d'une
certaine idée de soi, à la fois impérieuse et hautaine, une idée de qui il
était dans le monde.
Ce qui est, comme nous le savons, quelque chose de très
présent dans la famille de son père.
C 'était donc le premier voyage en Israël d'un membre
de la famille. Il y a un certain nombre de photos de ce voyage : pas simplement
celles que mon grand-père a prises au moment où ils montaient à bord sur le West
Side Piers, à New York, les photos de ma mère et de sa mère, et des tantes
et des oncles debout dans la salle de réception avant que la sirène retentisse,
mais aussi les photos de mes grands-parents en Israël. Les voici à bord du
paquebot, bras dessus bras dessous, par une journée ensoleillée au milieu de
l'océan, une photo prise par un inconnu sur laquelle ma grand-mère, qui porte
une robe d'été blanche, a l'air heureuse et même rayonnante de santé, ce qui
n'était pourtant pas le cas ; une autre photo d'elle, avec la même robe,
assise, l'air pensif, sur une chaise longue ; là, ils sont en Israël, posant
devant des ruines gréco-romaines avec le très jeune Elkana, ou bien dans une
calèche-taxi dans une rue ombragée par les palmiers de Tel-Aviv, je crois. Une
de mes préférées montre ma grand-mère, ma Nana, sur une route de terre à côté
d'un Bédouin assis sur un âne et tirant un chameau : au dos de la photo, mon
grand-père a écrit 1957 en Israël, Grandma avec un chameau et un ARABE. J'adore
cette photo parce que je pense souvent, maintenant, à la difficulté de la vie
de ma grand-mère, avec son diabète (tous les jours, elle devait faire
bouillir ces horribles aiguilles dans un shissl, se rappelait récemment ma
mère, utilisant – curieusement, m'a-t-il semblé – le mot yiddish pour
casserole, un mot que j'avais appris dans les conversations à propos de kasha et de golaki) et la cohabitation avec mon grand-père ; et lorsque je
vois cette photo d'elle avec le chameau, je suis heureux à l'idée qu'elle ait
connu cette petite aventure, elle qui avait eu une éducation misérable, elle
qui avait été si pauvre, petite fille. Comme je l'ai dit, il y a eu une époque
où je n'aimais personne comme j'aimais ma grand-mère, peut-être parce qu'elle
ne racontait pas d'histoires, qu'elle était simplement chaleureuse et
souriante, qu'elle était silencieuse et peu exigeante quand elle me laissait
jouer avec ses boucles d'oreilles, quand nous étions assis sur les marches du
perron ; et le fait qu'elle est morte depuis quarante ans ne me rend pas moins
protecteur à son égard.
Il y a encore une photo, une photo d'un petit groupe de gens
qui se tiennent loin de l'objectif, peut-être sur un trottoir, une photo qu'il
m'a fallu des années pour déchiffrer. C'était en partie parce qu'elle est un
peu floue et que les visages sont difficiles à discerner, en partie à cause de
l'angle étrange dans lequel elle a été prise : une curieuse ligne diagonale
coupe le coin inférieur gauche de la photo. C'est récemment que j'ai compris
que mon grand-père avait pris cette photo le jour où il a quitté Israël, en
fait au moment même où il est monté sur la passerelle du navire qui le ramenait
chez lui, lui et ma grand-mère, après leur année passée en Israël ; c'était, je
l'ai vu, la rambarde de la passerelle qui coupait le coin gauche de la photo. C'est
seulement après avoir compris ce qu'était cette barre oblique que j'ai pu voir
que le petit groupe qui se trouvait en bas était Oncle Itzhak et sa famille,
attendant sur le quai le départ de mes grands-parents
Il faudrait près de
vingt ans avant que quiconque dans ma famille rende visite aux cousins
israéliens, et encore trente ans de plus exactement, avant que je m'y rende
moi-même, même si, comme je l'ai dit, ce qui m'intéressait n'était pas Israël
mais Bolechow pendant ces vingt années, pourtant, Israël s'est fait sentir. De
temps en temps, alors que ces années passaient, nous recevions des visites des
Israéliens à la maison, des gens qui, pour mon jeune esprit étaient d'un
exotisme intéressant et, pour cette raison essentielle, dignes de mon
attention. Il y avait, par exemple, cette femme, un peu plus jeune que mes
parents, du nom de Yona – un autre de ces noms israéliens mystérieusement
brefs, réduits à deux syllabes, qui me donnaient l'impression, à l'époque,
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