Les disparus
apprendre quoi que ce fût à propos de Bronia.
J'AI quelques photos à
vous montrer, ai-je dit à Anna.
Pour aiguillonner ses souvenirs, j'avais apporté mon
classeur de vieilles photos de famille, celles que j'avais apportées aussi à
Sydney. Mais après Sydney – après que Boris Goldsmith avait plissé les
yeux devant la minuscule photo de Shmiel, Ester et Bronia, en 1939, et dit avec
un soupir, Je ne les vois pas bien – j'avais appris ma leçon et
fait agrandir toutes les photos que je possédais. À présent, même le plus petit
instantané de ma collection avait atteint la taille d'un tirage standard sur
papier : le visage marqué par les soucis de Shmiel, dans cette ultime photo de
1939, était maintenant grandeur nature ou presque. Au moment où j'ai passé le
classeur, un des agrandissements a glissé sur la table : la photo de Frydka,
Meg Grossbard et Pepci Diamant en manteaux à col de fourrure et bérets, prise
en 1936.
Duss iss Frydka mit Malka Grossbard und Pepci Diamant, ai-je
dit. Voici Frydka avec Malka Grossbard et Pepci Diamant. Anna a immédiatement
pointé le doigt sur le visage de Meg et, comme quelqu'un qui vient de remporter
le pli dans un jeu de cartes, elle a ramassé la photo en disant, Malka !
Puis elle a dit, Frydka var zeyer sheyn - zeyer sheyn !
Frydka était jolie – très jolie !
En disant cela, Anna a fait un geste admiratif, pris une
expression universelle d'émerveillement : les mains sur les joues, les yeux
levés au ciel. Nous étions venus pour parler de Lorka, que personne d'autre
n'avait bien connue, mais je n'étais pas surpris que nous soyons passés à
Frydka, la fille qui était si jolie, la fille pour laquelle un garçon avait
donné sa vie, le genre de fille, j'en avais déjà le sentiment, qui attirait
naturellement les histoires et les mythes.
Je veux vous parler d'un fait, a dit Anna, en regardant la
photo de Frydka à l'âge de quatorze ans, et elle s'est mise à parler. Shlomo
l'a écoutée, puis s'est tourné vers moi. Il a dit, Elle a dit que Frydka
devrait vivre aujourd'hui, être vivante aujourd'hui. C'était une femme moderne,
mais elle a vécu à la mauvaise époque !
Que veut-elle dire ? ai-je demandé.
À cause de sa façon de vivre à l'époque, dans un petit shtetl, elle était critiquée ! Elle était, vous savez, libre !
Critiquée ? ai-je dit, pendant que je pensais : qu'est-ce
qui s'est passé avec elle ? Même à l'époque, ils parlaient d'elle. Même à
l'époque, elle était le centre de l'attention.
Anna hochait la tête. Elle aurait dû vivre cinquante ans
plus tard, a-t-elle dit. Lorka, elle était calme, sérieuse, et elle n'avait
qu'une sympatia...
(plus tard, j'ai regardé sympatia dans un
dictionnaire de polonais : un béguin, disait-il, et il y avait quelque
chose dans la sonorité désuète de béguin qui m'a ému, quand je me suis
souvenu d'Anna parlant de Lorka et de sa sympatia)
... qu'une sympatia à la fois. Elle avait quelqu'un
qu'elle aimait bien, un frère de Mme Halpern. Alors elle l'a fréquenté... Bumo
Halpern.
Vraiment ? ai-je dit. J'avais été pris par surprise. Je leur
ai expliqué qu'à Sydney, Meg Grossbard avait soutenu que le petit ami de Lorka
était un lointain cousin – mon lointain cousin –, Yulek Zimmerman.
Anna a secoué la tête vigoureusement et dit, Bumo
Halpern. OK, ai-je dit. Bon.
Shlomo a continué : Anna dit que Lorka se comportait, se
comportait honnêtement et qu'elle ne... elle avait de la sympathie pour un
homme et elle ne l'a jamais trahi.
Trahi.
Et Frydka ? ai-je demandé, sachant par avance ce que serait
la réponse.
Anna m'a tait un grand sourire et, en secouant la tête comme
si le souvenir l'amusait encore, agitant les mains en l'air, elle a dit, Frydka
var geveyn a...
(elle s'est interrompue et, incapable de trouver le mot qui
convenait en yiddish, elle est passée à l'espagnol)
... Sie’s geveyn a picaflor !
Frydka était un oiseau-mouche !
Shlomo a souri largement lui aussi en traduisant, amusé par
l'image. Puis il a ajouté la sienne. Oui ! Il hochait la tête en souriant.
Il se souvenait d'elle, lui aussi. C'était un papillon ! s'est - il
écrié. Elle allait de fleur en fleur !
A ce moment-là, entre Anna et Shlomo, le yiddish a fusé et
gargouillé. Shlomo s'est tapé sur la cuisse et a ri.
Elle m'a raconté deux histoires, a-t-il fini par me dire. La
première : sur Frydka, elle peut dire qu'elle et des amies étaient allées
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