Les disparus
Shlomo, parlant
de manière très animée, agitant les mains, les levant comme pour prendre Dieu à
témoin, avant de les serrer sur sa poitrine comme dans une étreinte. Elle a
fini par se taire, m'a regardé avec un air impatient, attendant que Shlomo ait
fini de traduire.
Ah, a dit Shlomo, vous voyez ? Vous vous souvenez quand je
vous ai dit que chacun ne pensait qu'à soi, était égoïste ?
Je m'en souvenais : la veille, quand je l'avais interviewé,
quand il m'avait raconté comment son cousin Josef et lui s'étaient cachés,
après que tous les membres de leurs familles ou presque avaient été tués, et
comment ils avaient survécu ; comment, en raison du fait que sa mère était
tellement frum, tellement dévote, elle avait abandonné leur cachette
pour célébrer Pessah, Pâque, et avait été arrêtée et emmenée, comment il avait
essayé de la suivre quand elle était sortie et comment, afin d'épargner à son
fils la vue de ce qui pourrait lui arriver, elle l'avait renvoyé chez eux pour
chercher des chaussettes chaudes ; comment, revenant avec les chaussettes, à
l'endroit où il l'avait laissée, il avait constaté qu'elle avait disparu —
quand Shlomo m'avait raconté tout ça, la veille, il avait dit qu'une des choses
que l'Occupation avait changé chez les gens c'était de les avoir rendus plus
secrets, même entre amis, entre êtres chers. Les gens qui avaient l'intention
d'aller se cacher, avait-il dit avec un air qui était à la fois entendu et
attristé, savaient que leurs chances de survie étaient accrues lorsque très peu
de gens étaient au courant de leur projet. Je n'ai même pas essayé d'imaginer
ce que pouvait être ce genre de tromperie passive des gens qu'on aime – des
gens qui, vous le saviez, allaient mourir s'ils n'étaient pas eux-mêmes en
train de faire des projets identiques à ceux que vous étiez en train de leur
cacher.
Vous voyez ? a dit Shlomo de nouveau, le jour où nous
parlions avec Anna Heller Stern. Personne ne voulait parler, personne parmi
ceux qui voulaient aller se cacher ! Et elle était une amie intime de
Lorka, elles travaillaient ensemble à la Fassfabrik. Anna m'a dit que,
le jour où elle a su qu'elle allait s'échapper, elles étaient en train de marcher
ensemble sur le chemin de la fabrique. Et elle m'a dit que, tout à coup, elle a
déclaré à Lorka, Lorka, embrassons-nous, donnons-nous un baiser, parce que
Dieu sait quand nous allons nous revoir.
C'était la dernière fois qu'elle avait vu Lorka.
Nous sommes restés un moment silencieux tous les trois.
Puis, j'ai demandé, C'était quand ? Shlomo et Anna ont parlé une minute, et il
a dit, C'était en novembre 1942.
Il a ajouté : en 42, elle a quitté Bolechow pour aller se
cacher. Elle a dit qu'elle savait ce qui était arrivé à Lorka, comment elle
s'était échappée et avait rejoint les Babij, et qu'elle avait été probablement
tuée à ce moment-là. Elle a dit qu'elle avait entendu parler de Frydka, elle
avait entendu parler de Frydka et de Shmiel, qu'ils s'étaient cachés ensemble.
Mais elle ne sait pas dans quelles circonstances exactes ont été tuées Lorka et
Frydka.
Elle dit qu'elle ne sait même pas ce qui est arrivé à sa
propre famille, a-t-il ajouté.
C'est cette dernière remarque qui m'a fait renoncer à
l'envie de poser d’ autres questions. Mais je savais ceci : novembre 1942
était la dernière fois qu'une personne encore en vie aujourd'hui avait vu
Lorka, c'est-à-dire un visage que je ne connaîtrais jamais.
A ce moment-là, le
plateau sur la table basse était couvert de miettes et les verres de Coca
perlaient dans la chaleur. Nous avions parlé pendant un peu plus d'une heure et
demie, et j'avais le sentiment qu'Anna nous avait raconté tout ce qu'elle
pouvait dire sur ma famille, ce matin-là. Je me disais, Et si quelqu'un venait
me voir, dans quarante ans, et me demandait ce dont je me souvenais d'un garçon
qui avait grandi près de chez moi, d'un garçon qui était au cours élémentaire
avec moi ? De Danny Wasserman, par exemple, le garçon blond qui habitait de l'autre
côté de la rue quand j'étais petit, qui était un peu plus âgé que moi, dont je
me souviens qu'il avait les cheveux blonds, qu'il aimait faire du sport, qu'il
était grand et gentil. Que pourrais-je bien dire ? J'étais donc très
reconnaissant à l'égard d'Anna Heller Stern, ce matin-là. J'étais reconnaissant
pour l'histoire des fraises, j'étais légèrement et
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