Les disparus
bizarrement excité d'avoir
découvert que je ne savais toujours rien de précis sur ce qui était arrivé à
Shmiel, et bouleversé à l'idée que la fille sur la photo n'était pas Lorka, en
fait – et qui pouvait mieux le savoir que cette femme qui l'avait connue
pendant si longtemps ? –, ce qui signifiait qu'il n'existait plus nulle
part de photo de cette jeune fille.
Il se trouve que ce n'était pas encore le choc ultime, la
déception ultime, l'ultime ajustement nécessaire concernant l'histoire de la
famille.
Comme nous étions fatigués, comme je pensais que nous avions
obtenu tout ce que nous pouvions raisonnablement espérer, compte tenu du
caractère bouleversant que cela pouvait avoir pour Anna, je commençais à
réfléchir à la manière de mettre un terme à la conversation. De toute façon, il
fallait que je me prépare pour l'énorme réunion de famille qu'avait organisée
Elkana dans l'après-midi, le rassemblement où « tous les cousins »
allaient être présents pour faire la connaissance de ce parent américain
inconnu qui, ils en avaient été informés, écrivait un livre sur la mishpuchah. J'ai donc posé une question qui, je le croyais, allait permettre à notre
longue conversation de prendre fin.
Se souvenait-elle d'autres Jäger à Bolechow ? ai-je demandé.
Ayant parlé avec le groupe de Sydney trois mois plus tôt, j'avais connaissance
des lointains cousins Jäger qui possédaient la cukierna, la confiserie ;
les frères Jäger, dont l'un se prénommait Wiktor, le fils (j'en étais sûr) de
la Chaya Sima Jäger dont Matt avait vu, de façon tellement improbable, la
pierre tombale depuis la voiture d'Alex, ce jour-là, le Wiktor dont la sœur
était la mère de Yulek Zimmerman, le garçon dont j'avais cru, jusqu'alors,
qu'il était l'unique petit ami de Lorka. Peut-être qu'Anna savait quelque chose
à ce sujet, m'étais-je dit.
Mais, alors qu'elle parlait à Shlomo, elle a préféré
mentionner quelque chose à propos de Yitzhak Jäger. Oncle Itzhak !
C'était étrange de penser qu'il y avait ici en Israël des gens qui se
souvenaient de lui à l'époque de ses années à Bolechow, avant qu'il ait
– Tante Miriam, en fait – l'intuition de s'en aller.
Elle a parlé un bon moment et puis Shlomo s'est tourné vers
moi pour dire, Itzhak Jäger avait une boucherie, mais pas dans le Rynek...
(le Rynek était l'endroit où la boucherie se trouvait à
l'époque de mon grand-père, je le savais, et Shlomo savait que je le savais :
j'avais la photo tirée du livre Yizkor, une photo d'un côté du Rynek avec le
bâtiment de la mairie et, juste en face, un bâtiment assez bas sous lequel mon
grand-père avait tracé une flèche pour indiquer où se trouvait la boucherie de
sa famille)
... pas dans le Rynek, disait Shlomo, mais en face du
moulin. Elle était là. Et de cette boucherie, il s'est enfui de Bolechow.
Sachant désormais quels sont les inconvénients de travailler
en plusieurs langues en même temps, j'ai dit, Vous voulez dire qu'il a laissé
cette boucherie quand il a quitté Bolechow ? Shlomo a secoué la tête.
J'ai dit, Vous voulez dire qu'il ne voulait pas être là ?
J'étais troublé. Shlomo m'a regardé. Il a dû s'enfuir, a-t-il dit.
J'ai dit, Pourquoi a-t-il... qu'est-ce que ça veut dire ? Anna observait notre échange et elle a dit à Shlomo, Er vill vissn ?
Il veut savoir ?
Shlomo s'est tourné vers moi et m'a posé la question pour
elle, même si je n'avais pas besoin de sa traduction, Vous voulez vraiment
savoir ?
Et j'ai répondu, Oui.
Anna s'est alors lancée dans une longue histoire. Je savais
que ce serait long à la façon dont elle a pris son souffle, au rythme de ses
phrases en yiddish, à ces voyelles mûres et à ces consonnes gargouillantes qui
se déroulaient dans la pièce comme un écheveau de laine épaisse. Elle a parlé
pendant quelques minutes, assise sur le bord de son fauteuil, son regard ne
cessant d'aller de Shlomo à moi. Lorsqu'elle a terminé, elle s'est calée dans
le fauteuil en poussant le soupir de quelqu'un qui vient de finir un travail
pénible.
Shlomo a dit, OK. Ils étaient clients de la boucherie
d'Itzhak Jäger (les parents d'Anna, voulait-il dire). Donc à un moment donné
quand Itzhak s'est fait construire une jolie maison, pas très loin de chez
Shmiel, ils ont fait une grande caveau.
Cave, ai-je dit.
Une grande cave, oui. Et elle a dit qu'à un moment donné,
une année, il était difficile de trouver du
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