Les disparus
se lance dans une longue histoire destinée à souligner
ses prouesses militaires et le prestige de sa famille, et les généalogies
qu'ils racontent sont si longues et si détaillées qu'on découvre bientôt qu'il
existe des liens familiaux entre les deux, et en poussant des cris de joie, les
deux hommes qui, quelques minutes auparavant, étaient prêts à s'entretuer, se
serrent les mains et se jurent une amitié éternelle. De la même façon (pour se
déplacer de la poésie à la prose), lorsque l'historien Hérodote, des siècles
après Homère, a composé sa grande histoire de la victoire à la fois totale et
improbable des Grecs sur le vaste Empire perse, au début du V e siècle avant J.-C., lui aussi a eu recours à cette vieille technique
fascinante. Il lui paraît donc naturel, pour raconter l'histoire du conflit de
la Grèce et de la Perse, de faire le récit de l'histoire de la Perse, ce qui
implique des digressions à la fois importantes et mineures, depuis l'histoire
fameuse du souhait qu'un certain potentat oriental avait de voir un autre homme
contempler sa femme nue (le péché d'arrogance, sommes-nous censés comprendre,
qui a déclenché la chute d'une grande dynastie) jusqu'au chapitre entier
consacré à l'histoire, aux coutumes, aux mœurs, à l'art et à l'architecture d'Egypte,
puisque l'Egypte faisait partie, après tout, de l'Empire perse. Et ainsi de
suite.
Par conséquent, chaque culture,
chaque auteur, raconte des histoires de manière différente, et chaque style
narratif ouvre, pour les autres narrateurs d'histoires, des possibilités dont
il n'aurait, sinon, pas même rêvé. D'un certain romancier français, par
exemple, vous pourriez apprendre qu'il est en théorie possible de consacrer
l'essentiel d'un roman substantiel à l'unique conversation qui eut lieu au
cours d'un seul repas ; d'un certain écrivain américain (né en Pologne,
toutefois), que le dialogue peut être conçu, de manière à la fois intéressante
et dangereuse, de telle sorte qu'il soit impossible à distinguer du point de
vue du narrateur ; chez un écrivain allemand que vous admirez, vous pourriez
découvrir, à votre grande surprise, que, dans certaines circonstances, des
dessins et des photos, que vous auriez jugés inappropriés à, ou en concurrence
avec, des textes sérieux, peuvent apporter de la dignité à des histoires
tristes. Et, naturellement, ces Grecs, Homère et Hérodote, ont démontré qu'une
histoire n'a pas à être racontée dans l'ordre chronologique, il s'est passé
ceci puis cela – comme c'est le cas dans la Genèse, par exemple, dont on
peut dire au bout d'un moment que c'est un récit qui peut paraître ennuyeux et
plat. Et en effet, même si je n'en étais pas conscient à l'époque, je vois
maintenant qu'une certaine technique de récit en boucles, dont j'ai cru pendant
longtemps que mon grand-père était l'inventeur, était la véritable raison
– plus que la beauté et le plaisir païens, plus que la nudité païenne,
plus que la puissance, l'autorité et la victoire païennes – pour laquelle
les Grecs, plus que les Hébreux, avaient captivé mon imagination depuis la plus
tendre enfance, depuis le commencement.
C'est ce qui explique comment mon
grand-père, qui était à mes yeux la judéité en soi, a fait naître en moi un
goût indéfectible pour les païens.
L'histoire que nous apprenions à
l'école du dimanche, l'histoire des Juifs et des fêtes juives, était donc une
histoire qui me mettait mal à l'aise vis-à-vis de moi-même, dans la mesure où
j'étais un Juif qui admirait les Grecs. Cette ambivalence est peut-être à
l'origine de mon incapacité déplorable à satisfaire aux exigences de la seconde
phase de mon éducation juive, qui s'appelait l'école hébraïque et commençait à
l'âge de douze ans. Les cours de l'école hébraïque avaient lieu le mercredi
après-midi dans la synagogue aux bancs et aux poutres sombres où se rendait ma
famille, et ils étaient entièrement consacrés à la préparation de la
bar-mitsva. Menées par un petit homme rond, qui faisait précéder son nom du
titre de « docteur », exactement comme l'auraient fait certains en
Europe centrale (même si cet homme était originaire de Boston), ces séances de
deux heures étaient essentiellement vouées à l'étude de l'hébreu. Mais, à l'âge
de douze ans, j'étudiais déjà le grec ancien et j'étais assez avancé pour pouvoir
lire des passages simplifiés : l'histoire
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