Les disparus
en ordre
ce que je connaissais. C'était, je n'en doute pas, le résultat, ou peut-être
devrais-je dire le fruit, des dons intellectuels de mon père — c'est un
scientifique – et de la passion de ma mère pour l'ordre, le goût d'une
propreté et d'une organisation rigoureuse, qu'elle attribuait en ne plaisantant
qu'à moitié à son "sang allemand ». C'est mon sang allemand,
disait-elle, le produit autrefois blond des familles qui avaient des noms tout
à fait allemands — pas juifs allemands —, des noms comme Jäger et Mittelmark
(ce dernier, je l'ai appris, étant le nom d'un comté en Prusse) ; elle disait
cela, parfois avec un rire, parfois sans, lorsqu'elle refaisait un lit mal fait
ou réorganisait une étagère de nos livres de classe, ou essayait d'imposer un
ordre aux choses qui appartenaient véritablement à la sphère d'influence plus
négligée de mon père, avec des résultats parfois comiques, comme le jour où
elle avait finalement rassemblé toutes sortes d'objets cassés, jouets, lampes,
petits gadgets, qu'il avait laconiquement promis de réparer, sans jamais se
résoudre à le faire, et elle avait entassé tous ces objets orphelins dans une
boîte qu'elle avait baptisée, à l'aide d'un Magic Marker bleu marine, de son
écriture ample et arrondie, CHOSESÀ RÉPARER alevay – « alevay » étant le mot juif qui exprime une
sorte d'optimisme sans espoir, meurtri : « ça devrait arriver (mais ça
n'arrivera pas) ».
Mon père aimait donc connaître
les choses et ma mère aimait organiser les choses, et c'est peut-être pourquoi
j'ai découvert en moi, à un âge précoce, un plaisir intense à organiser la
connaissance. Ce n'était pas simplement les lectures sur, disons, l'Egypte
ancienne et, plus tard, sur les Grecs et les Romains, sur l'archéologie et sur
les Romanov et les œufs de Fabergé qui me procuraient du plaisir ; le plaisir
naissait, plus spécifiquement, de l'organisation de la connaissance que
j'accumulais lentement, de l'établissement et de la mémorisation de listes de
dynasties numérotées et de tableaux de vocabulaire et de tables hiéroglyphiques
et des chronologies des différents Alexandre, Nicolas et Catherine. C'était, je
m'en aperçois aujourd'hui, la première expression d'une impulsion qui, en
définitive, est la même que celle qui pousse quelqu'un à écrire — imposer un
ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un
commencement, un milieu et une fin.
Si un plaisir précoce et, il
fallait bien l'admettre, excentrique naissait de ma capacité à organiser des
masses informes d'informations — grâce à une combinaison des natures de mon
père et de ma mère — il était aussi vrai que je ressentais une certaine
douleur, une forme d'angoisse même, lorsque j'étais confronté à des masses
d'information qui semblaient réfractaires à toute forme d'organisation.
C 'EST MA BAR-MITSVA, en tout
cas, ma bar-mitsva, ce samedi après-midi-là, quand ma voix a déraillé si
atrocement, la bar-mitsva qui était le point culminant de l'éducation juive un
peu avortée que j'avais reçue, c'est elle qui m'a rendu curieux au sujet de ma
famille juive, m'a fait commencer à poser des questions. Naturellement, j'avais
toujours été curieux : comment aurais-je pu ne pas l'être, moi dont le visage
rappelait à certaines personnes quelqu'un qui était mort depuis longtemps ?
Mais l'intérêt fervent pour la généalogie juive, qui est devenu un hobby et,
par la suite, presque une obsession, est né ce jour d'avril. Cela n'avait rien
à voir, je dois l'ajouter, avec la cérémonie en soi, avec le rituel pour lequel
j'avais dû me préparer pendant si longtemps ; c'était plutôt la réception dans
la maison de mes parents qui avait été le commencement de tout. Car, alors que
j'étais passé d'un parent à l'autre pour être embrassé, tapé dans le dos et
congratulé, la masse confuse des visages qui se ressemblaient tous m'avait
gêné, et j'avais commencé à me demander comment il se faisait que j'étais lié à
tous ces gens, aux Ida et Trudy et Julius et Sylvia et Hilda, aux noms des
Sobel et des Rechtschaffen et des Feit et des Stark et des Birnbaum et des
Hench. J'ai commencé à me demander qui ils pouvaient bien être, quel pouvait
être le lien qui les unissait à moi, et c'était parce que je n'aimais pas être
confronté à cette masse indifférenciée de relations, que j'étais agacé par ce
chaos, que j'ai par
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