Les disparus
J.-C, Saadia
Gaon, dissertant dans le palais du calife de Bagdad. Debout sous les
magnifiques voûtes ornementées du palais, drapé dans une robe blanche, se tient
la minuscule silhouette du Gaon, le bras gauche déployé comme pour souligner un
point de rhétorique important. Et ce n'est pas étonnant : la carrière de cet
homme remarquablement savant, qui était égyptien de naissance – son nom
véritable, Saïd al-Fayyumi, fait référence à ses origines dans le Fayoum de la
Haute-Egypte – et qui est devenu la star du gaonat babylonien, a été
parsemée d'importantes controverses doctrinales, intellectuelles et
culturelles. Avant même d'atteindre l'âge de quarante ans, Saadia avait
brillamment réprimé une tentative de contestation de son autorité sur le gaonat
babylonien, menée par son rival absolu, Aaron ben Meir, le gaon de la
communauté juive dans le territoire de Palestine ; les efforts du Palestinien
pour introduire un nouveau calendrier furent rapidement réduits à néant. Saadia
a aussi lutté contre le vaste mouvement d'assimilation des Juifs babyloniens
parlant l'arabe, une élite raffinée que le rationalisme éclairé des philosophes
grecs, réintroduit grâce aux traductions arabes, avait séduite. Dans son livre
innovateur, Kitab al-'amanat wa-l-‘i’ tiqadat, Livre des articles de la
foi et des doctrines du dogme (aujourd'hui mieux connu, pour des raisons
qui seront évidentes, sous le titre de sa traduction en hébreu, Emunoth
ve-Deoth, Croyances et Opinions), Saadia – très influencé par les
moutazilites, les rationalistes dogmatiques de l'islam – a donné pour la
première fois une explication systématique de la pensée et des dogmes juifs.
Ecrit dans un arabe élégant, destiné à séduire un public cosmopolite, Saadia a
souligné l'aspect rationnel du judaïsme et suggéré que la Torah avait un
attrait intellectuel qui n'était pas très différent de celui des écrits de plus
en plus populaires des Grecs. Dans le cadre de son projet de clarification et
d'élucidation des textes juifs pour satisfaire les goûts des Juifs assimilés
parlant l'arabe, il a aussi traduit la Bible en arabe, et y a ajouté un
commentaire à la fois lucide et séduisant : un accomplissement d'une immense
importance.
Il m'est venu à l'esprit, en apprenant tout cela, qu'une
grande part de l'attrait exercé par des Juifs comme Rambam et Saadia Gaon
tenait à leur cosmopolitisme, qui lui-même était un reflet des cultures
impériales richement stratifiées dans lesquelles ils avaient vécu. Des cultures
dans lesquelles, par exemple, les Juifs parlant l'arabe écrivaient des traités
destinés à combattre la popularité de la séduction intellectuelle des
philosophes de l'Antiquité grecque ; des cultures assez peu différentes, à leur
manière, d'une autre culture impériale dans laquelle la judéité a été, pendant
un certain temps, l'un des nombreux fils tissés dans un motif compliqué mais
magnifique, un motif qui est aujourd'hui, nous le savons, déchiqueté. Cela
pourra paraître étrange, mais lorsque j'ai entendu parler de Saadia, j'ai pensé
à mon grand-père, qui n'était pas, bien évidemment, un homme d'une grande
culture ou d'une grande subtilité intellectuelle, mais un Juif orthodoxe
européen, parlant sept langues et se rendant, même après la Seconde Guerre
mondiale, à Bad Gastein, au cœur de l'Autriche, pour prendre les eaux, parce
que c'était quelque chose qu'on faisait si on était un Européen d’ un
certain genre, un sujet d'un certain empire disparu. Deux ans après que Froma
et moi avons déambulé dans le Beth Hatefutsoth et regardé attentivement le diorama de Saadia Gaon, nous nous sommes retrouvés dans un
café de L'viv en train de discuter fébrilement de la remarquable richesse de la
culture d'avant-guerre dans cette ville, où Juifs et Polonais, Autrichiens et
Ukrainiens coexistaient, où des prêtres ukrainiens déjeunaient régulièrement
dans un célèbre restaurant de gefilte fish, joue contre joue avec des
bureaucrates polonais et des marchands juifs. Maintenant, c'est complètement homogène, a dit Froma assez tristement, peut-être même avec un soupçon de
désapprobation, alors qu'elle regardait les jolies Ukrainiennes blondes qui
marchaient le long de l'avenue, devant les immeubles Beaux-Arts et Sécession
qui avaient été construits, cent ans plus tôt, par des Autrichiens. Je l'ai
regardée et j'ai dit, sur le ton de l'espièglerie, Je
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