Les disparus
la suite consacré des heures et des semaines et des années
à faire des recherches sur mon arbre généalogique, pour clarifier les relations
et ordonner les branches et les sous-branches des liens génétiques, pour
organiser l'information que j'avais fini par accumuler sur des fiches et des
tableaux, et dans des dossiers. C'est idiot, bien sûr, de penser qu'on
« devient » un homme à l'âge de treize ans, mais il est sans doute
juste de dire que, même par inadvertance, ma bar-mitsva m'a rendu bien plus
conscient de ce que c'était que d'être juif que n'importe quelle compréhension
des mots que je prononçais, ce jour d'avril 1973, n'aurait pu le faire.
Et donc les questions que j'ai
commencé à poser, immédiatement après ma bar-mitsva, ne concernaient pas
seulement le mystérieux Shmiel, mais tous les autres. Ces questions m'ont
conduit, tout d'abord, à écrire des lettres aux parents qui étaient, en 1973,
encore vivants – un nombre qui était déjà bien inférieur à ce qu'il avait
été, six, sept ou huit ans auparavant, lorsque j'allais avec ma famille à Miami
Beach. J'écrivais à ces vieux parents dans le Queens, à Miami Beach, à Chicago
et à Haïfa, et parfois les réponses provoquaient chez moi de la frustration et
de la confusion (Je ne te dis pas la date exacte de ma naissance, m'avait
dit au téléphone, un après-midi de 1974, Sylvia, la sœur malheureuse de mon
grand-père, parce qu'il aurait mieux valu que je ne sois jamais née). Mais,
plus souvent, ces personnes âgées se sentaient gratifiées par le fait que
quelqu'un d'aussi jeune s'intéresse à quelque chose d’aussi vieux, et ils
répondaient avec enthousiasme à mes questions et me racontaient tout ce qu'ils
savaient. Par exemple, la tante de mon père, Pauline (toujours « Tante
Pauly »), m'a balancé une centaine de lettres, tapées sur une Underwood
déglinguée, entre le mois de juin 1973, lorsque je lui ai écrit timidement pour
la première fois, et juin 1985, date à laquelle son formidable cerveau, qui
m'avait fourni tant de détails infimes et précieux sur ma famille du côté
paternel (Je crois aussi me souvenir de quelqu'un prononçant le nom d'une
petite ville appelée...), s'est effondré. A la fin, les a, les e et
les o de son antique machine à écrire mécanique étaient parfaitement
impossibles à distinguer, en parallèle, peut-être, de ce qui se produisait dans
les tissus durcis et confus auxquels je devais tant.
Ou bien il y avait ma grand-tante
Miriam, à Haïfa, l'épouse du frère de mon grand-père, Itzhak, la femme qui, en
raison de son sionisme véhément, avait convaincu son mari que, en dépit de la
grande prospérité de leur commerce de boucherie, l'avenir de la communauté
juive se situait en Palestine, raison pour laquelle elle et lui, et leurs deux
enfants, avaient échappé au sort qui avait englouti Shmiel et les autres. Je me
suis mis à lui écrire souvent et elle avait beaucoup à dire sur le sujet de
Bolechow, tel que c'était avant qu'elle en parte. Ses minces aérogrammes avec
leurs timbres israéliens exotiques étaient toujours les bienvenus, avec cette
écriture européenne d'autrefois, si singulière, à la pointe bille bleue qui
couvrait chaque centimètre carré, recto verso, du papier bleu, si mince, si
léger. D'un anglais à la syntaxe et à l'orthographe aussi difficiles à
déchiffrer pour moi que son écriture en pattes de mouche, j'ai appris beaucoup
: la vie plaisante de la ville autrefois, les choses flatteuses que lui disait
son père à propos de mon arrière-grand-père, Elkune Jäger ; les deux hommes,
écrivait-elle, avaient appartenu au même club à Bolechow, détail (un club ?)
qui m'avait obligé à réviser ce que je croyais savoir de la vie dans les
petites villes de la Galicie au tournant du siècle. Connaître mon
arrière-grand-père était d'un intérêt tout particulier pour moi, dans la mesure
où, dès cette époque, j'ai été assez mûr pour comprendre que l'histoire de la famille
pouvait être bien plus que des tableaux et des listes, pouvait en fait
expliquer la façon dont les gens – disons, mon grand-père – étaient
devenus ce qu'ils étaient. A propos d'Elkune, elle m'avait écrit :
Le Elkana Juger je ne m'en
souviens pas mais mon père dit qu'ils était un membre dans la même synagogue et
aussi dans le club et il dit à moi qu'il était un type très bien et très bon il
aime dépenser l'argent pour les familles
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