Les disparus
ses
quatre-vingt-dix ans, me dominait de la tête et des épaules et qui, après que
nous lui avons demandé comment il traitait les vestiges d'antisémitisme dans ce
pays maintenant qu'il était le seul Juif à haïr, était allé dans sa chambre
pour en ressortir avec un fusil de chasse dans les mains). Pas seulement à Beer
Sheva, mais aussi en Lituanie, où les fosses communes dans la forêt de Ponar,
où les Juifs de Vilnius pique-niquaient autrefois, s'étaient refermées sur une
centaine de milliers de ces mêmes Juifs, couchés désormais sous les pelouses où
ils s'étaient assis pour prendre du bon temps. Ce retour en Israël, ai-je dit à
Anna, est notre dernier voyage, maintenant que nous sommes allés voir Klara
Freilich en Suède.
Anna m'a regardé, puis elle a regardé Shlomo. Klara
Freilich, a-t-elle dit, songeuse. Klaahh-ra FREIIII-lich. Sur le ton
qu'on emploie pour dire, Ahh-HAAAhhh.
Shlomo a hoché la tête et dit, Yankeles froh. La
femme de Yankel.
Anna a dit, Yaw.
Fun Yankele will ikh nisht reydn.
De Yankel, je ne veux pas parler.
Je l'ai regardée, sidéré. Farvuss nisht ? ai-je dit.
Pourquoi pas ? Elle m'a jeté un regard dur. Farvuss ? Vayl er geveyn in di
yiddisheh Militz.
Je pensais avoir bien entendu et la traduction de Shlomo n'a
laissé planer aucun doute.
Son mari était un Yiddish poliziant, a-t-il dit en me
regardant avec un air sévère. Elle a dit qu'elle ne voulait pas parler de lui
parce qu'il était dans la police juive. Et une Akcja, une Aktion, a
été menée par la police juive.
Matt et moi nous regardions fixement. Je savais que nous
avions la même pensée en tête : c'était comme une répétition de Haïfa. A
présent, pendant que mon esprit repassait tout à grande vitesse, certaines
choses qu'avait dites Klara – et certaines autres, je m'en rendais compte
à présent, qu'elle n'avait pas dites – commençaient à me revenir en
mémoire. Par exemple, le fait qu'ils étaient partis pour se cacher
particulièrement tard, bien après tous les autres. Par exemple, le fait que
pendant tout son récit des années de guerre, lors du dernier rendez-vous, elle
n'avait jamais véritablement parlé de son mari décédé, avait seulement laissé
supposer que ce qui était arrivé à elle était aussi arrivé à lui. L'angoisse
atroce dans le camp de travail, l'attente intolérable de la nuit de leur fuite.
Tout en fouillant dans mes souvenirs, j'ai dit, Alors quand la police juive
participait à ces actions, elle faisait... tout ce que... ?
Shlomo a dit, avec une emphase surprenante, Ils venaient,
ils vous arrêtaient, si vous aviez de l'argent, vous le leur donniez, ils vous
emmenaient. Ils croyaient que tout le monde serait tué, mais que, eux, ils
seraient épargnés.
J'ai pensé à ce que Marek avait dit de son père, combien il
avait été généreux et bon. Je me suis souvenu de ce qu'avait dit Josef Adler,
la veille : certains étaient bons, d'autres ne l'étaient pas. C'était
compliqué. A cet instant précis, j'ai choisi de croire que Yankel Freilich
avait été un des bons. Avec cette pensée en tête, je me suis tourné vers
Shlomo. Laissez-moi vous poser une question, ai-je dit. Comment faisait-on
partie de la police juive ? Je veux dire, est-ce qu'on pouvait refuser ?
Shlomo m'a adressé un sourire emprunté, réprobateur.
On ne pouvait pas dire non, non. Certains étaient
volontaires et d'autres étaient forcés. Mais qui était « forcé » ?
J'ai dit, Qui sait ? Mais je disais que...
(ce que je voulais dire, c'était ceci : si j'avais pensé
pouvoir sauver ma jeune épouse et moi-même en faisant partie de la police
juive, en profitant de je ne sais quels avantages minables pour faire partie de
ceux qui arrêtaient les Juifs, l'aurais-je fait ? Oui, peut-être)
Shlomo m'a interrompu.
Mais nous avions deux dirigeants du Judenrat à Bolechow et
ils se sont pendus.
J'ai hoché la tête. Je sais, ai-je dit. Reifeisen...
Reifeisen et Schindler, a dit Shlomo.
Son argument, je le voyais bien, c'était qu'il y avait des
gens qui étaient tellement dégoûtés moralement par ce qu'on les obligeait à
faire qu'ils préféraient faire d'autres choix. Mais qui étais-je pour juger ?
En tout cas, Yankel était depuis longtemps mort et enterré, et sa générosité à
l'égard des Juifs après la guerre, au moins, était un fait établi. A cet
instant précis, j'éprouvais un sentiment de protection à l'égard de Klara, qui,
je le savais désormais,
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