Les disparus
raconter à son père l'histoire que
nous avions entendue de la bouche de Malcia Reinharz, de quelle façon la mère
de Ciszko avait pleuré la bêtise de son jeune fils. Quel idiot il a
fait !
Matt a dit, Il a fait une chose bien ! Et sa famille
était furieuse qu'il ait fait une chose bien !
Je l'ai regardé avec un soudain élan d'affection. C'était la
même pureté outragée et furieuse qu'il avait déjà au lycée.
Et pourtant, en me souvenant de l'anecdote de Malcia, j'ai
repensé à Josef Adler disant, C'était compliqué. J'ai pensé à l'éclat de Mme
Szymanski et puis j'ai pensé aux histoires que nous venions d'entendre à
Stockholm et en Israël. S'il était impossible de porter un jugement pour nous,
pour Matt ou moi, ou n'importe qui de notre génération oisive, sur les émotions
de ces Juifs dont nous avions entendu les histoires, peut-être était-il aussi
impossible de porter un jugement sur Mme Szymanski, qui s'était écriée, Quel
idiot il a fait ! lorsqu'elle s'était souvenue qu'il était mort pour
une fille juive.
Euh, ai-je murmuré, elle a perdu son enfant. Matt
était indigné. Mais il s'est comporté comme un être humain !
De nouveau, nous nous
sommes installés confortablement autour de la table d'Alena. Nous avons montré
à Adam d'autres photos. Shmiel et Ester, le jour de leur mariage, entourés par
des hortensias. Shmiel dans son manteau à col de fourrure. Les trois filles en
robes de dentelle blanches. Frydka avec son écharpe ; Ruchele avec ses cheveux
ondulés des Mittelmark. Shmiel devant un de ses camions avec Ester et son
frère, Bumek Schneelicht.
Adam a pris cette photo un peu floue sur laquelle Shmiel a
déjà les cheveux blancs et fait beaucoup plus que ses quarante-cinq ans, mais
il est souriant et a les mains plongées dans les poches de son manteau avec un
air confiant de propriétaire. Adam a dit, To jest Shmiel. C'est Shmiel.
Il s'est tourné pour dire quelque chose à sa fille qui a traduit, C'est Shmiel
tel qu'il s'en souvient. Il dit qu'il reconnaîtrait Shmiel Jäger n'importe où.
Je me plais à croire maintenant que c'est en raison de la
présence de Matt, au moment où j'ai montré à cet homme ces photos en
particulier, que j'ai pris soin de lui demander quels sentiments elles
faisaient naître en lui.
J'ai dit à Alena, Demandez-lui ce qu'il ressent en revoyant
ces visages qu'il n'a pas vus depuis si longtemps.
Elle a posé la question en polonais et Adam a retiré ses
lunettes délicatement et réfléchi un moment. Puis, il a souri gentiment et dit,
fe pense et je retourne dans le passé. J'ai l'impression d'être en route vers
le Ciel.
Tous les anciens de Bolechow à qui nous avions parlé jusqu'à
ce soir-là avaient survécu en ne bougeant pas : en restant parfaitement immobiles
pendant des jours, des semaines, des mois, dans des greniers, dans des granges,
des caves, dans des compartiments secrets, dans des trous creusés dans le sol
de la forêt et dans la plus étrange et la plus étouffante des prisons, celle,
très fragile, d'une fausse identité. La dernière histoire de survie que nous
allions entendre était, comme dans un poème épique, un mythe grec, celle d'un
mouvement perpétuel, d'une errance sans fin.
Le jour de son vingtième anniversaire, Adam Kulberg a quitté
Bolechow. Il nous a raconté ce soir-là qu'il avait toujours eu ce qu'il
considérait comme un « instinct de l'information » et que son
instinct, après que les Allemands avaient commencé à surgir dans toute la
Pologne orientale le 20 juin, lui avait dicté de quitter sa ville natale et de
voyager vers l'est en direction de l'Union soviétique avec les Russes qui
battaient en retraite. Il n'avait pas de travail, cet été-là ; il était jeune,
il débordait d'énergie. Il y avait des histoires qui circulaient sur des villes
lointaines, des histoires de Juifs abattus dans les cimetières. Peu de gens
croyaient ces histoires, mais lui, nous a-t-il dit, il avait son instinct. Il
a tenté de convaincre ses parents de partir avec toute la famille – sa
mère et son père, lui-même, ses trois sœurs, Chana, Perla et Sala, des filles
qui avaient à peu près le même âge que les filles de Shmiel, Frydka, Ruchele et
Bronia. Mais son père, qui détestait les Russes, s'y était opposé. Aux
arguments de son fils, Salamon Kulberg avait opposé un non catégorique. Il
avait donné sa bénédiction à Adam, mais avait refusé de bouger. C'est ici
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