Les disparus
en
quelque sorte, d'être un autre élément d'une preuve d'accusation, comme si
l'endroit était perpétuellement en procès et que le temps qu'il faisait et
l'ambiance étaient des témoins à charge.
A présent, à la fin d'une matinée radieuse sous un ciel sans
nuage, Bolekhiv était débordante d'activité : des voitures circulaient
bruyamment autour de la place, des coups, des vrombissements et des pétarades
se faisaient entendre sur les sites de construction, des mères faisaient
avancer leur poussette, et la place était pimpante avec ses façades fraîchement
repeintes de toutes sortes de couleurs. La maison de Meg Grossbard, dont elle
m'avait donné une photo et qu'elle m'avait demandé d'aller regarder
– c'était au cours de cet après-midi qui avait suivi le déjeuner chez son
beau-frère, alors que Matt et moi étions devant l'immeuble à attendre un taxi,
que Meg avait insisté pour que, si nous étions assez idiots pour jamais retourner
en Ukraine (des cannibales !), nous ne disions à personne qu'elle
vivait en Australie et, réagissant à mon expression sidérée, avait ajouté, Ils
ont tué le reste de ma famille, pourquoi ne voudraient-ils pas me tuer aussi
? –, la maison de Meg Grossbard avait été peinte en rose chewing-gum.
Lorsque nous sommes descendus de la Passât, Froma a regardé
autour d'elle et dit, Je me demande si tous ces gens ont la moindre curiosité
pour nous.
Cette fois, j'ai compris aussi que la dernière fois que nous
étions venus, nous n'avions vu en réalité que la moitié du Rynek. Armé
de la carte que Jack m'avait faxée la semaine qui avait précédé mon départ,
j'ai commencé ma navigation avec Froma et Alex à la remorque. Il y avait la
maison où mon grand-père était né, les pruniers chargés de fruits ; il y avait
le Petit Parc avec ses tilleuls. Nous nous sommes arrêtés devant la Magistrat et là j'ai pointé le doigt en direction de l'endroit précis où se trouvait
autrefois la boucherie de Shmiel. J'ai sorti une photocopie de la photo du
livre Yizkor de Bolechow, celle que mon grand-père, il y a bien longtemps,
avait légendée des mots notre boucherie ,
et je l'ai montrée à Froma et à Alex pour qu'ils puissent vérifier. Ils ont
hoché la tête et souri. Nous avons trouvé le Dom Katolicki, aujourd'hui salle
de réunion des Témoins de Jéhovah, un bâtiment carré de deux étages, laid, à
l'aspect solide, avec des fenêtres carrées et un toit en tôle ondulée, situé au
milieu d'un pâté de maisons résidentielles, en bas de la rue en face de ce qui
s'appelait autrefois, je le savais à présent, l'église polonaise. Une fois de
plus, comme cela a été souvent le cas quand je me suis retrouvé finalement en
face de bâtiments dont l'apparence physique ne suggère pas — et ne pouvait pas
suggérer – les histoires intenses qu'ils ont abritées, j'ai ressenti une
vague déception, une impression de platitude. Il était difficile pour moi de
lier cette petite structure tassée aux terribles histoires, nombreuses et
violentes, dont j'avais entendu parler. Ce n'est que plusieurs semaines plus
tard, lorsque j'étais chez moi à New York en train de regarder des photos du
voyage, que j'ai enfin remarqué les grandes lettres métalliques d'un design
clairement contemporain fixées sur la façade de ce bâtiment décrépit, juste
au-dessous de la tôle ondulée. KIHO, annonçaient les lettres cyrilliques sur le
côté gauche ; TEATP, sur le côté droit. Cinéma. Théâtre.
C'est seulement à ce moment-là que je me suis rendu compte
qu'ils continuaient à projeter des films dans cet endroit.
Sans doute parce que je me réjouissais de mon savoir, de la
confiance que m'avaient donnée les cartes et les interviews, et sans doute à
cause du beau temps tout simplement, je me sentais d'une humeur exubérante. Le
contraste entre cette visite pleine de confiance sous un ciel ensoleillé et
celle que j'avais faite en 2001 n'aurait pas pu être plus net. Pour une fois, me
suis-je dit alors, j'avais trouvé exactement ce que j'étais venu chercher.
En l'espace de quelques minutes seulement, il est devenu
clair que je me trompais.
Tout a commencé parce
que nous ne pouvions pas trouver une chose que j'avais voulu trouver plus que
tout, la maison de Shmiel. En Australie, Boris Goldsmith nous avait dit que
Shmiel n'avait pas vécu dans la maison dans laquelle ses frères, ses sœurs et
lui étaient nés, la Maison Numéro 141,
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