Les disparus
longue corde et à étirer
cette corde sur le périmètre d'un immense cercle : le territoire de la future
Carthage, qui devait devenir une grande cité, la ville où Enée découvrirait de
manière inattendue une fresque consacrée à sa propre vie, ce qui le ferait
éclater en sanglots. C'est pourquoi, lorsque les mathématiciens se réfèrent au
« problème de Didon », ils se préoccupent de ceci : comment délimiter
la zone maximale pour une figure avec un périmètre donné ; même si, lorsque les
latinistes se réfèrent au problème de Didon, ils se soucient probablement plus
du fait qu'après avoir été chassée de chez elle, forcée de s'enfuir pour sauver
sa vie, après avoir construit une existence nouvelle et prospère, elle a tout
de même fini – en dépit de son intelligence, en dépit de tout ce qu'elle
avait fait pour survivre – par se suicider, sa vie nouvelle n'étant pas
une vie parce que quelque chose en elle avait été brisé.
En tout cas, lorsque j'ai lu pour la première fois l'e-mail
de Nino, je n'étais pas très sûr de ce que cela pouvait bien signifier, mais
– comme je venais de rentrer de ce voyage – les problèmes de savoir
comment enfermer dans des surfaces limitées des volumes maxima et
comment minimiser le temps pour atteindre des points de rendez-vous m'avaient
occupé l'esprit, dans un contexte différent évidemment, et je suppose que c'est
la raison pour laquelle la réponse de Nino avait piqué mon intérêt.
Lorsque j'étais allé chez Nino et que nous avions parlé de
l'école de Lwow, il avait mentionné qu'il possédait plusieurs volumes des
revues Studia mathematica et Fundamenta mathematicœ, et c'était
dans un volume de cette dernière qu'il m'avait montré un numéro commémoratif de
1945, qui s'ouvrait sur une liste encadrée d'une bordure noire où figuraient
les noms des douzaines d'anciens collaborateurs qu'eut cette publication qui
avaient été tués pendant la guerre, une liste tellement longue que j'ai pu estimer
à quel point le projet qu'eut Steinhaus de ranimer la flamme des mathématiques
polonaises avait dû être ardu. Lorsque nous pensons aux grandes dévastations, à
ce qui est perdu quand une population entière est décimée, le million et demi
d'Arméniens massacrés par les Turcs en 1916, les cinq à sept millions
d'Ukrainiens affamés par Staline entre 1932 et 1933, les six millions de Juifs
tués dans l'Holocauste, les deux millions de Cambodgiens tués sous le régime de
Pol Pot dans les années 1970, et ainsi de suite, nous avons tendance à penser
naturellement aux gens eux-mêmes, aux familles qui ont cessé d'exister, aux
enfants qui ne sont jamais nés ; et puis aux choses domestiques qui nous sont
familières, les maisons, les souvenirs, les photos qui, du fait que ces gens
n'existent plus, n'ont plus le moindre sens. Mais il y a aussi ceci : les
pensées qui ne seront jamais pensées, les découvertes qui ne seront jamais
faites, l'art qui ne sera jamais créé. Les problèmes, inscrits dans un cahier
quelque part, un cahier survivant aux gens qui les ont inscrits, qui ne seront
jamais résolus.
Quoi qu'il en soit, je suis allé au Café Écossais à L'viv.
On pourrait dire que c'est le même, mais différent ; ce qui est aussi une façon
de décrire L'viv aujourd'hui qui, avec ses rénovations, ses constructions
nouvelles et son tourisme en expansion, peut être considérée comme ancienne et
nouvelle à la fois, renaissant de ses cendres, du moins par certains
aspects, du moins quand il y a encore des cendres d'où renaître.
Bolekhiv aussi était la
même, mais différente.
Une fois encore, Alex avait arrêté la voiture sur la crête
de la colline au-delà de laquelle il était possible de voir la petite ville
nichée dans sa vallée, la colline où, quatre ans plus tôt, Matt était descendu
pour prendre une photo. Nous revoilà à Bolechow, ai-je annoncé, la voix
légèrement triste, à Alex et Froma. Mais, cette fois, lorsque nous sommes
descendus vers la ville, en passant sur le petit pont de pierre qui enjambe le
filet d'eau insignifiant qu'est devenue la rivière Sukiel, devant ce qui était
autrefois le restaurant de Bruckenstein, l'endroit avait l'air changé.
Auparavant, au cours de l'après-midi couvert et pluvieux de notre première
visite, la ville avait semblé déserte ; l'impression de désolation grisâtre qui
était suspendue dans l'atmosphère humide ce dimanche-là avait fait l'effet,
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