Les disparus
coupée de telle
manière que les bords étaient parfaitement alignés avec le plancher. Bon
camouflage, ai-je pensé. Un petit anneau de métal qui servait de poignée
était fixé sur un côté. Nous étions tout autour, les yeux fixés sur elle,
pensant exactement la même chose.
J'ai pointé le doigt vers le carré découpé dans le plancher,
je me suis tourné vers Alex et j'ai dit, Je peux descendre ?
Avant qu'Alex ait pu traduire, la femme a hoché la tête.
Elle a dit quelque chose à Alex, qui m'a fait savoir que la cave existait déjà
quand elles avaient emménagé, en arrivant du sud de la Russie. Elles y
entreposaient des bocaux : des cornichons, des choses comme ça. Je me suis
baissé et j'ai tiré sur l'anneau pour soulever la trappe. Elle était
étonnamment épaisse et lourde. Je l'ai ouverte complètement et une odeur s'est
échappée, l'odeur humide de la terre et d'autre chose, l'odeur des endroits qui
ne servent plus. Une des autres femmes, assise sur le sofa en face de celui sur
lequel se trouvait la femme inerte, a gentiment tendu la main pour maintenir la
trappe ouverte. Nous avons jeté un coup d'œil à l'intérieur. Pendant un moment,
nous n'avons rien pu voir d'autre qu'un carré complètement noir. Au bout de
quelques secondes, le contour d'étagères est apparu, remplies de bouteilles et
de bocaux. J'ai fait le tour de l'ouverture et je me suis arrêté près de la
trappe. Des escaliers en pin récents avaient été installés sur un côté.
J'ai levé les yeux et dit, Il faut que je descende
là-dedans. Alex, la caméra vidéo à la main, a hoché la tête.
Je me suis plié en deux et j'ai descendu une jambe dans le
trou, cherchant du bout du pied la première marche. Je l'ai trouvée, j'ai
commencé à descendre, les yeux tout le temps tournés vers la lumière. Comme je
l'ai déjà dit, j'ai une peur viscérale des endroits fermés, mais je ne pouvais
pas et ne voulais pas en faire état à ce moment-là, dans ces circonstances. Je
pensais au fourgon à bestiaux du musée de l'Holocauste. Peut-être que Shmiel
était aussi claustrophobe que moi ? me suis-je dit. Peut-être que c'est
génétique, qui sait ? Au moins, j'allais ressortir de là et m'en aller de cet
endroit en plein jour.
Le trou n'était que ça : un trou. J'avais descendu trois
mètres à peu près et j'étais au fond. Il n'y avait pas de lumière et la trappe
avait beau être ouverte au-dessus de ma tête, l'endroit était plongé dans une
obscurité d'encre : il fallait que j'étende les bras pour repérer les murs, qui
se sont révélés très proches. J'ai réalisé que l'endroit ne faisait pas plus
d'un mètre de côté. Comme j'étais sous terre, il faisait froid, étonnamment
froid. J'ai réprimé un mouvement de panique et je me suis dit, C'est horrible,
c'est comme si on était dans...
Oh, mon Dieu, que je suis idiot, ai-je pensé au même
moment. Un kestl, un kestl, pas un castel. Finalement,
nous ne nous trompons pas parce que nous ne faisons pas attention mais parce
que le temps passe, les choses changent, un petit-fils ne peut pas être son
grand-père, en dépit de tous ses efforts pour l'être ; parce que nous ne
pouvons jamais être autre que nous-même, prisonnier que nous sommes du temps,
du lieu et des circonstances. Quel que soit notre désir d'apprendre, de savoir,
nous ne pouvons jamais voir que de nos propres yeux et entendre de nos propres
oreilles, et la façon dont nous interprétons ce que nous voyons et entendons
dépend, en dernier ressort, de qui nous sommes et de ce que nous pensons déjà savoir
ou désirer savoir. Kestl est le mot yiddish pour boîte. Pendant
toutes ces années, j'avais écouté mon grand-père parler, et l'unique fois où il
m'avait fourni une information concernant la mort de Shmiel, en écoutant ces
voyelles cotonneuses et ces consonnes épaisses, j'avais entendu ce que je
voulais entendre, un conte de fée, un drame tragique avec un noble et un
château. Mais il ne m'avait pas raconté, après tout, une de ses histoires, une
histoire fondée en partie sur des faits et en partie sur un fantasme, une
histoire de Juifs dans un pays lointain se cachant dans un château. Ils s’étaient
caches dans une sorte de boîte. Il avait, après tout, su quelque
chose tout du long, avait entendu une histoire dont les détails avaient à
présent disparu ; une histoire assez proche de la vérité, en fin de compte. Il
m'avait fallu tout ça, toutes ces années et tous ces
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