Les disparus
de la journée à ma
mère.
C'est une bonne chose que Froma ait été là, cette fois
encore ! s'est-elle exclamée. Sans quoi tu ne l'aurais pas trouvée !
C'est comme quand elle t'a aidé à trouver Yona en Israël !
J'ai souri et dit, Oui, c'est vrai. J'ai déjà réfléchi à la
remarquable similitude de cette découverte et de l'autre. Ma mère a dit autre
chose et j'ai haussé les sourcils en disant, Oui, bien sûr que j'ai remercié
Froma. En fait, ce que Froma avait répliqué, lorsque je lui avais dit tout
ça, c'est grâce à toi, était intéressant. En dépit de son énergie
exceptionnelle, en dépit de son absence d'hésitation à s'immiscer dans les
situations, à pousser plus loin, comme elle aime le dire, Froma, je l'ai
toujours remarqué, déteste faire l'objet d'un certain type de compliment, d'une
certaine adulation ; et donc, lorsque j'ai dit, tout ça, c'est grâce à toi, elle
a fait une grimace et a répondu, Hé bien, oui et non. Je veux dire, et s'il
avait plu, et si personne n'avait été dans la rue quand nous avons commencé à
chercher la maison, et si Stepan n'avait pas été là, et si Prokopiv était parti
pour l'église dix minutes plus tôt ? Donc, c'était grâce à moi, mais c'était
grâce à tout.
Je l'ai écoutée et je me suis dit, Euh. J'ai pensé à cet
après-midi en Israël, aux coïncidences étranges dont nous avions été témoins
pendant cette longue quête. L'homme dans l'ascenseur à Prague. Yona. Shlomo
tripotant la radio et tombant sur Nehama Hendel chantant « Seize ans
demain, jamais, jamais fêtés » . Comme je ne crois pas au surnaturel
– quand, un mois plus tard, une amie m’a dit, J'ai raconté ton histoire à
une voyante que je connais et elle a dit, « Les morts vous conduisaient
vers eux, ils ont tout fait pour que vous puissiez les retrouver », j'ai
levé les yeux au ciel et fait le genre de grimace que mon père aurait pu faire
—, comme je ne crois pas au surnaturel, j'ai cherché une explication à tâtons
et je suis parvenu à la conclusion suivante : ce que nous avions accompli, ce
que nous avions vécu finalement, au cours de toute notre recherche, était
précisément ce qu'est l'histoire. D'un côté, il y a toujours de longues séries
de probabilités, le climat, l'atmosphère, la masse infinie et inconnaissable
des choses qui composent la vie vécue d'une personne ou d'un peuple ; de
l'autre, à l'intersection de cet univers infini et inimaginable de facteurs et
de possibilités, il y a le fait irrévocable de la personnalité et de la volonté
individuelles, le fait qu'une personne fera x mais pas y, la
décision de faire ceci plutôt que cela, la décision de faire des distinctions
et par conséquent de créer, de pousser les choses un peu plus loin ; il
y a l'impulsion profondément ancrée de retourner pour un dernier coup d'œil ;
il y a cette chose qui va faire tourner une personne à gauche plutôt qu'à
droite, la faire aborder cette femme dans la rue et pas cet homme pour lui
demander où se trouve une maison ou une route ; il y a cette chose qui, un soir,
vous fait décider qu'il fait assez sombre pour ne pas avoir à cacher sous votre
manteau la nourriture que vous apportez à cette fille juive que vous aimez ; il
y a l'impulsion poussant le voisin, qui voit le jeune homme porter ce paquet, à
se demander pour la première fois pourquoi ce garçon passe tous les soirs dans
cette rue pour entrer dans cette maison ; il y a d'immenses histoires de
tempérament et de psychologie avec leurs détails, incalculables mais concrets
et susceptibles en dernière instance d'être connus, les choses minuscules qui
vous font décider de poursuivre une conversation avec une vieille Ukrainienne
pendant trente-deux minutes exactement plutôt que, disons, quarante-sept, avec
pour résultat que vous arrivez devant la maison d'un vieil Ukrainien juste
avant qu'il parte faire son travail à l'église, plutôt qu'un quart d'heure plus
tard ; point à partir duquel, en raison d'une vaste série d'autres facteurs et
considérations, la faim, le soleil brûlant, la fatigue, vous auriez pu décider que
ça suffisait comme ça, genug ist genug, et que vous alliez reprendre la
voiture pour rentrer à L'viv.
Il y a donc l'immense masse de choses dans le monde et
l'acte de création qui tranche dans cette masse, sépare les choses qui auraient
pu se passer de celles qui se sont effectivement passées. Je ne croyais pas et
je ne crois toujours pas
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