Les disparus
la mairie à droite
67 - ci-dessous notre boutique à gauche
110 - un incendie dans
le centre de la ville
282 -
ISAK
et
SHMIEL
mes
deux frères
189 - l'école publique où j'a été élève
Les mots soulignés sont, de manière inhabituelle, la seule
accentuation. C'est en effet bizarre de voir l'écriture de mon grand-père que
je connaissais si bien – d'entendre sa voix, pour ainsi dire
– décrire quelque chose de manière aussi laconique, privée à ce point de
ses cadences serpentines et de ses ornements, de ses ajouts qui rendaient
autrefois toutes ces histoires sur son monde, son enfance, cette ville,
tellement mémorables pour moi. Au bas de cette feuille de papier est imprimée
la devise de son entreprise : les
parures donnent toujours meilleure allure.
Et je vois là quelque chose d'autre : je remarque à présent
la façon dont mon grand-père, lorsqu'il me parlait, appelait toujours sa sœur
aînée, Ruchele, « Ray », et sa sœur cadette, Neche,
« Jeanette », et son frère, Yidl, « Julius », mais se
référait toujours au frère disparu en l'appelant Shmiel, comme il l'avait fait
en écrivant cette liste. Ce qui veut dire qu'il n'employait pas le nom public,
« officiel », de Sam (qui était le prénom que Shmiel utilisait
lui-même, comme je l'ai appris bien plus tard), qui était l'équivalent des Ray,
Jeanette et Julius, mais uniquement le prénom yiddish de Shmiel. Je
crois que, pour mon grand-père, les autres avaient deux identités, l’une qui
appartenait à l'enfance perdue dans un empire qui n'existait plus, l'époque où
l'on parlait le yiddish, et l'autre qui était celle de l'âge adulte, l'époque
où les noms de tant de choses s’étaient modifiées. Mais, bien entendu, la
dernière fois que mon grand-père avait vu son frère aîné, c'était en 1920, à
l'époque où, âgé de dix-huit ans, il était parti à l'aventure et avait quitté
Bolechow pour toujours, et cette incapacité de penser à son frère autrement que
comme Shmiel, son recours constant au prénom yiddish, suggère, selon moi, à
quel point ce frère assassiné a été véritablement égaré, comme un visage qui ne
sourit pas dans une photo qui a perdu sa légende.
La chose intéressante, pour le présent, est de répondre à la
question soulevée en premier lieu par la déclaration ferme de mon grand-père
selon laquelle sa famille avait vécu à Bolechow avant même qu'il y ait eu un
Bolechow où vivre. C'était donc il y a combien de temps ? Nos deux livres, conjointement,
nous fournissent la réponse. Du premier livre, les Mémoires de Ber Birkenthal,
le sage de Bolechow, nous apprenons quand tout a commencé ; du second, nous
savons, bien sûr, quand tout a fini. Les Jäger ont vécu à Bolechow pendant la
totalité des trois siècles et demi de son existence en tant que communauté qui,
comme l'avaient souhaité ses fondateurs, réunissait dans une harmonie relative
Juifs, Polonais et Ruthènes. C'est-à-dire depuis l'année 1612, lorsque
l'impartial comte Giedsinski en a posé les fondations, jusqu'à l'année 1941,
lorsque les Allemands sont arrivés de l'ouest et que les Ruthènes sont
redescendus des montagnes.
Et donc, pendant longtemps,
la somme totale de nos connaissances s'est élevée à ceci :
Nous savions pas mal de choses sur la famille Jäger, en
remontant aux noms de mes arrière-arrière-grands-parents, Hersh et Feige
Mittelmark, et Isak et Neche Jäger. Nous savions quels commerces ils avaient,
dans quel genre de ville ils vivaient, les prénoms de leurs enfants et de leurs
petits-enfants et, pour ces derniers, dans bien des cas, les dates de naissance
et de décès, et de mariage. Nous connaissions l'histoire de Bolechow, où elle
se situait sur la carte. Nous savions à quoi ressemblaient les visages de bon
nombre de ces personnes grâce aux photos soigneusement conservées dans l'album
de ma mère. Nous connaissions des quantités d'histoires.
Et en ce qui concerne les disparus, nous savions au moins
ceci : Nous savions que Shmiel Jäger et sa femme, Ester, et leurs quatre filles,
qui s'appelaient, comme je le croyais alors, Lorca, Friedka, Ruchatz et Bronia,
vivaient dans une maison quelque part dans Bolechow, comme les Jäger l'avaient
fait pendant trois cents ans. Leur adresse – je l'ai retrouvée dans un
annuaire des professions polonais de 1929 – était 9, rue Dlugosa.
Nous savions qu'en septembre 1939, les nazis avaient envahi
la Pologne, mais
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