Les disparus
sans
argent ; si je devais vendre tout ce que je peux vendre, il me restera environ
1 000 dollars, sans compter les coûts pour apporter en Amérique, mais bien sûr
tant qu'il y a la possibilité que je puisse nous sauver tous, alors il n'est
pas question de le faire, comme tu sais.
Shmiel a été un homme d'affaires toute sa vie ; voilà
pourquoi, au premier abord, il ne parle qu'affaires, faits et chiffres. Mais
rapidement une pointe de désespoir s'insinue. J'ai toujours eu du mal à lire ce
qui suit :
Tu devrais te renseigner, tu devrais écrire pour dire que
je suis le seul membre de ta famille qui soit encore en Europe, et que j'ai une
formation en mécanique automobile et que j'ai déjà été en Amérique de 1912 à
1913...
(il fait ici allusion, bien sûr, à la visite désastreuse
qu'il a faite, à l'âge de dix-huit ans, chez son oncle Abe, voyage qui l'avait
convaincu que le retour en Pologne serait la clé de son succès)
... peut-être que ça pourrait marcher... En ce qui me
concerne, je vais envoyer une lettre, écrite en anglais, à Washington, adressée
au président Roosevelt, et je vais lui dire que tous mes frères et sœurs, et ma
famille entière, sont en Amérique et que mes parents sont même enterrés
là-bas... peut-être que ça va marcher. Consulte ma belle-sœur Mina et peut-être
qu'elle pourra te donner des conseils à ce sujet, parce que je veux vraiment
sortir de ce Gehenim avec ma chère femme et mes quatre enfants chéries.
Ma belle-sœur Mina : Minnie Spieler, dont j'avais
l'habitude de me moquer et que je m'efforçais d'ignorer.
Shmiel orthographie le nom du président, Rosiwelt, et
le nom de la capitale, Waschington, et d'une certaine façon, cela a pour
effet de dissoudre le calme scientifique avec lequel j'essaie de déchiffrer,
lorsque je lis ces textes, le cours de la pensée de Shmiel. Je pense à cet
homme. Je pense à lui en train d'écrire cette lettre à la fois suppliante et
enjôleuse, cette lettre au « Président Rosiwelt » à « Waschington »,
et puis je pense à tout ce que Shmiel a été, et à l'idée qu'il se faisait de
lui-même dans le monde ; je pense, en fait, à la façon dont il conclut cette
lettre singulière en réaffirmant son orgueil premier –
Mais je souligne ici pour vous tous que je ne veux pas
partir d'ici sans avoir quelque chose à moi pour vivre... la vie est la chose
la plus précieuse qui soit, aussi longtemps qu'on a un toit pour s'abriter et
du pain pour manger, quand tout va bien et que tout le monde est en bonne
santé. Je termine cette lettre pour aujourd'hui et j'attends une réponse rapide
à l'ensemble de mes questions & ce que vous avez à dire à ce sujet
– je pense à tout cela, et je
ne peux pas m'empêcher de me demander si le fonctionnaire de Washington, après
avoir ouvert, à un moment quelconque en 1939, cette lettre avec ce timbre
étrange, cette lettre écrite dans un anglais guindé de lycéen, s'est soucié de
la lire ou l'a simplement rejetée en considérant que ce n'était, après tout,
qu'une missive indéchiffrable de plus d'un petit Juif en Pologne.
Dans
toutes les histoires que j'entendais autrefois sur la façon dont Shmiel
et sa famille étaient morts, il y avait une référence au crime horrible, à
l'horrible trahison : le méchant voisin peut-être, la bonne polonaise infidèle
peut-être. Mais aucune de ces trahisons n'inquiétait autant que la possibilité
d'une autre qui était bien pire.
Comme sa maison et ses biens, et finalement sa vie, ont été
enlevés à Shmiel, les seules lettres ayant survécu sont celles qui ont été
reçues de Pologne et non celles qui y ont été envoyées. Et nous n'avons, par
conséquent, aucun moyen de savoir comment, ou si, les autres, les proches
parents de Shmiel – pas la bonne polonaise, pas les voisins juifs (ou
polonais, ou ukrainiens), mais le cousin, le frère, la sœur, le beau-frère,
tous ceux à qui il avait écrit frénétiquement – ont répondu. Et s'ils ont
répondu, avec quelle ardeur ? J'ai lu ces lettres bien des fois et je
m'inquiète maintenant de savoir si on a assez fait pour eux. Vraiment fait
quelque chose, je veux dire. Il est vrai que dans une lettre, qui est adressée
à mon grand-père, Shmiel fait référence à une somme d'argent qu'il a reçue
– quatre-vingts dollars. Il y a donc bien eu une réponse. Et la
déclaration sous serment ? Pourquoi, compte tenu de la fréquence
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