Les disparus
et de
l'intensité des lettres de Shmiel à ses frères et sœurs à New York, se
plaint-il toujours de n'obtenir de réponse de personne ? A l'automne 1939
:
Cher frère chéri et chère
belle-sœur chérie,
Puisqu'il y a si longtemps que je n'ai pas eu de lettre
de vous, j'en envoie une rapidement pour vous rappeler de me faire savoir
comment vous allez tous et en particulier comment va toute la chère famille.
Cela fait aussi bien longtemps que je n'ai pas eu de lettre de Jeunette.
Pourquoi ? Je n'en ai pas la moindre idée...
ou :
Ecris-moi plus souvent, c'est comme si on me donnait une
vie nouvelle et je ne me sentirai pas aussi seul.
La chère Ester va vous écrire un post-scriptum de sa main. Je vous serre dans mes bras et vous embrasse de tout mon
cœur, et vous me manquez,
Votre Sam
ou, plus accablant encore :
Cher Aby,
J'étais sur le point d'envoyer ceci quand j'ai reçu ta
lettre.
Tu reproches à ma chère femme de ne pas s'être tournée
vers ses frères et ses sœurs. Et donc je t'écris pour te dire que tu as perdu
la tête. Elle leur a déjà écrit et n'a jamais obtenu de réponse. Que
devrait-elle faire ?
Evidemment, il n'y a pas moyen de savoir ce qui s'est passé
exactement ici entre les frères. Ce qui ressemble, dans une lecture froide des
mots eux-mêmes, à une certaine inhumanité de la part de mon grand-père pourrait
bien avoir été, après tout, quelque chose de plus innocent. Peut-être
existe-t-il, parmi les trésors cachés dans les greniers et les fosses septiques
des maisons encore debout, qui ont autrefois appartenu aux Juifs de Bolechow,
une cachette remplie de lettres, d'albums de photos, de bijoux, enveloppés dans
des couvertures et fourrés dans une valise en cuir, elle-même plongée dans le
purin, et parmi ces lettres, peut-on en trouver une avec un timbre américain,
qui commence par ces mots, Cher frère, nous avons épuisé toutes les
possibilités ici, mais nous ne pouvons pas réunir la somme h laquelle tu
faisais référence. Ester a-t-elle essayé d'écrire à ses frères et sœurs aux
Etats-Unis ? … Peut-être. Comme toutes les lettres que mon
grand-père, Jeanette et Joe Mittelmark ont (peut-être) écrites à Shmiel sont
depuis longtemps tombées en poussière, nous ne pouvons rien savoir.
J'ai néanmoins essayé. Au cours du mois qui a précédé notre
départ en Ukraine, j'ai organisé une réunion de ma mère et de ses cousins
– les enfants survivants des frères et sœurs de Shmiel – pour leur
demander quels souvenirs ils gardaient de cette époque, juste avant la guerre,
au moment où arrivaient encore les lettres de Shmiel. Ces trois cousins avaient
grandi ensemble, parfois dans les mêmes immeubles, dans le Bronx ; ils savaient
tous les mêmes choses. Nous nous sommes assis, un après-midi de juin 2001, dans
le patio du cousin de ma mère à Chicago, et ils se sont remémorés. Mais ils
n'étaient pas assez âgés, ils n'étaient pas assez proches de ce qui se passait,
pour pouvoir savoir avec exactitude ; ce dont ils étaient certains, de façon
catégorique, c'était que tout le monde adorait Shmiel et que tout ce qu'il
était possible de faire pour lui l'avait été. Je voulais des faits établis, des
détails, une histoire, une anecdote qui aurait eu l'asymétrie réconfortante de
la vérité, mais je n'ai obtenu que le doux ronronnement des platitudes
rassurantes.
Le cousin de ma mère, Allan, notre hôte, a dit avec fermeté,
Ils auraient fait tout ce qui était possible pour les sortir de là.
Allan est le fils de la sœur cadette, celle qui m'avait
écrit autrefois, Je ne vais pas te dire quand je suis née parce qu'il aurait
mieux valu que je ne sois jamais née, et je ne me demande jamais pourquoi
il est devenu psychologue.
Les autres ont approuvé avec enthousiasme. Je me souviens du
moment où la nouvelle est arrivée, après la guerre, qu'ils étaient tous morts,
a dit d'une voix traînante l'autre cousine de ma mère, Marilyn.
Marilyn a deux ans de plus que ma mère, mais elle a un
front, un nez et une mâchoire d'une douceur, d'une délicatesse presque
translucide qui lui viennent, me confie-t-elle inutilement, de sa mère, la
tante préférée de ma mère, Jeanette (c'était sa peau à elle qui était
tellement belle, mais on peut le voir sur les photos, a-t-elle dit à un
moment donné, pendant ce week-end, avec ce surprenant accent profond du Sud
qu'elle a pris, après
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