Les disparus
plus
grands que le mètre qui me séparait du bras gras de la vieille femme. Je
pleurais aussi parce c'était un instant qui me rapprochait d'autres de mes
morts. Je ressentais intensément la présence de mon grand-père, qui avait été,
avant cet instant précis, la dernière personne à qui j'avais parlé à les avoir
connus, et brusquement les vingt années qui s'étaient écoulées depuis sa mort
ont paru rétrécir, elles aussi. Et j'étais donc assis là, les yeux baignés de
larmes, reconnaissant du fait que Jennifer pleurait aussi, et j'écoutais Olga
parler. Elle a dit le nom encore une fois, et elle a regardé mes photos, et
elle n'a pas cessé de hocher la tête. Alex a poursuivi.
Elle a dit qu'ils étaient très gentils, des gens très
cultivés, des gens très gentils.
A travers mon émotion, j'ai quand même pu m'adresser un
sourire, parce que je savais que ma mère, avec la vanité propre à sa famille,
le sentiment qu'avaient les Jäger de leur propre importance, aurait aimé le
fait qu'Olga se souvenait de cette qualité-là par-dessus tout. Rien de très
spécifique, mais quelque chose qui l'était suffisamment, si vous êtes le genre
de personne qui croit les histoires qu'elle entend, suffisamment pour sonner
juste.
Mais, en dépit de la proximité atteinte, l'inévitable
distance s'est instaurée de nouveau.
Elle ne se souvient pas de ce qui leur est arrivé, a repris
Alex après un bref échange avec Olga. Pas de cette famille en particulier. Elle
sait qu'ils ont, comme les autres, comme les autres Juifs, qu'ils ont beaucoup
souffert.
Il est bien sûr
possible de connaître les souffrances des Juifs de Bolechow sans avoir à se
rendre dans une ville qui s'appelle désormais Bolekhiv et à traquer des
vieilles dames qui ont été les témoins de ces souffrances. On peut, par
exemple, consulter l'Encyclopédie de l'Holocauste et y apprendre que les
Allemands sont entrés dans la ville le 2 juillet 1941 et que la première Aktion, la première liquidation de masse, a eu lieu au mois d'octobre de la même
année, lorsque mille Juifs environ ont été arrêtés, enfermés dans le Dom
Katolicki, la maison de la communauté catholique, et après y avoir été torturés
de différentes façons pendant une journée, ont été conduits à une fosse commune
et abattus. On peut lire que la population juive de la ville, qui s'élevait à
environ trois mille habitants au début de la décennie, s'était accrue des
milliers qui avaient été arrêtés dans les villages voisins. On apprend ensuite
que la seconde Aktion s'est déroulée un an plus tard environ, lorsque,
après une chasse à l'homme de trois jours, plusieurs milliers de Juifs ont été
parqués sur la place de la ville devant le bâtiment de la mairie – à
l'endroit où nous avons garé notre voiture quand nous sommes arrivés à Bolechow,
à l'endroit où errait la chèvre – et que, là même, cinq cents personnes
ont été assassinées, tandis que deux mille autres étaient déportées dans des
trains de marchandises vers le camp de Belzec. Selon l'Encyclopédie de
l'Holocauste, la plupart des Juifs qui avaient survécu ont été tués en décembre
1942, ne laissant qu'un millier d'entre eux au début de 1943, qui devaient à
leur tour être assassinés, seuls « quelques-uns » parvenant à
s'évader dans les forêts voisines pour rejoindre les partisans.
Mais l'information qu'on obtient dans l'Encyclopédie de
l'Holocauste reste, en dépit des détails fournis, impersonnelle, et si vous
êtes une personne qui a grandi en écoutant des histoires chargées de toutes
sortes de particularités, votre goût du détail ne sera pas satisfait et vous ne
saurez pas ce qui est arrivé à vos parents, ce qui est bien entendu ce que
j'espérais quand, au cours de ma dernière année de lycée, j'avais écrit à Yad
Vashem, le musée mémorial de l'Holocauste en Israël, pour savoir quelles informations
ils avaient sur les Juifs de Bolechow et qu'on m'avait renvoyé une photocopie
de l'entrée « BOLEKHOV » de l'Encyclopédie de l'Holocauste, qui est
une des sources possibles pour obtenir les détails que je viens de mentionner.
Par exemple, cette photocopie ne pourrait pas vous apprendre ce qu'Olga nous a
raconté ce jour-là — les circonstances non pas de la mort de mes parents, c'est
vrai, mais d'autres circonstances, d'autres détails qui vous font penser aux
choses différemment. Un quart de siècle après avoir reçu la réponse
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