Les émeraudes Du Prophète
telle symphonie.
Elle le regarda au fond des yeux et sourit avec une sorte de tendresse :
— Merci.
Elle se levait à son tour pour étirer lentement son corps magnifique dans la chaleur du brasero offrant un si voluptueux spectacle que Morosini jugea plus prudent de fermer les yeux. Il ne voulait pas céder une nouvelle fois à la tentation… Quand il les rouvrit, elle avait revêtu une dalmatique de brocart jaune et allumé, elle aussi, une cigarette. L’odeur du « lattaquié » se mêlait à celle du tabac anglais.
— Veux-tu encore un peu de café ?
Il fit signe que non. Alors, au lieu de revenir près de lui, elle tira un pouf de cuir bleu brodé d’argent et s’assit en face de l’autre côté de la table à café.
— Je ne sais rien de ceux qui veulent que tu retrouves les pierres mais je vais te dire pourquoi, dans ce pays, on les considère comme la pire malédiction et pourquoi il est dangereux d’y faire seulement allusion : parce que ce sont des pierres juives…
— On m’a dit que Jéhovah lui-même les a données jadis au prophète Élie. Dieu n’a jamais été juif que je sache…
— Mais son fils l’était et si tu commences à m’interrompre nous n’en finirons jamais…
— Pardon.
— … Parce qu’elles ont causé la mort du sultan Murad et qu’en reparaissant elles feraient peut-être surgir une vérité cachée depuis des siècles, une vérité qui touche à l’origine de celui qu’ils considèrent comme leur plus grand prince avec Soliman le Magnifique : Mehmed II le Conquérant, celui qui a asservi Byzance, la capitale chrétienne pour la donner à jamais à l’Islam.
— Et cette origine était ?
— Juive.
Les yeux de Morosini s’arrondirent :
— Comment est-ce possible ?
— Par la mère, bien sûr. Celle que l’on appelait Huma khatoun, que son fils honora toujours et à qui il dédia même une mosquée, venait du ghetto de Rome. Elle s’appelait Stella, un nom qui reproduit le persan Esther, veut dire étoile et était usité uniquement dans les familles juives. Au cours d’un voyage vers Alexandrie avec sa mère et son frère, elle fut prise par l’un de nos reis et ramenée à Andrinople pour y être vendue comme esclave mais sa beauté la fit entrer au harem du Grand Seigneur. Murad s’éprit d’elle et en fit sa seconde épouse, la première étant une princesse serbe nommée Mara Brancovitch, fille de leur grand prince George… Un jour, Huma khatoun, pour lui donner le nom et le titre qu’elle portait, vit son époux se parer d’un collier fait d’une grosse perle et de deux émeraudes qu’elle reconnut avec horreur parce que, dans toutes les cités de la Diaspora, on déplorait la perte du Pectoral du Grand Prêtre et de ses compléments l’Ourim et le Toummim. Les voir au cou de son époux – un époux qu’elle n’aimait pas – lui apparut comme le pire sacrilège et elle osa lui demander, comme un caprice de coquetterie, de les lui offrir, mais il refusa en disant qu’elles venaient du grand Saladin et que, très certainement, elles portaient ses vertus guerrières dont une femme n’avait que faire. Elle insista en lui révélant ce que ces joyaux représentaient pour son peuple mais, alors, elle suscita sa colère : quand donc comprendrait-elle que le rang où il l’avait mise effaçait tout passé et que l’on devrait toujours ignorer, pour le bien et la grandeur de son fils, qu’il était aussi celui d’une esclave juive ? Quant aux émeraudes, elles avaient été des prises de guerre il y a bien longtemps et il fallait que l’on se souvienne seulement de Saladin dans leur histoire. Mehmed les porterait plus tard…
« Pour celle qui avait été Stella et qui s’efforçait encore de pratiquer secrètement sa religion, ces paroles étaient un blasphème. Elle décida donc de s’emparer des « sorts sacrés ». Ce ne serait pas facile et elle y risquerait sa vie mais il y avait peut-être un moyen : Murad était un bon souverain soucieux du sang de ses soldats, du bien-être de ses peuples et de ses devoirs religieux mais il aimait le vin et les plaisirs de la table. Stella réfléchissait donc quand, un soir, le Sultan rentra au palais dans une grande agitation : alors qu’il traversait le pont sur la Toundja, un derviche de l’ordre des Mevlevis (tourneurs) auquel il portait un grand respect lui prédit qu’il mourrait bientôt. La femme vit là un signe du destin et décida
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