Les Essais, Livre II
fictions legitimes sur lesquelles il
fonde la verité de sa justice) elle nous donne en payement et en
presupposition, les choses qu'elle mesmes nous apprend estre
inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques,
dequoy l'Astrologie s'aide à conduire le bransle de ses estoilles,
elle nous les donne, pour le mieux qu'elle ait sçeu inventer en ce
subject : comme aussi au reste, la philosophie nous presente,
non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge
ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de
l'estat de nostre corps et de celuy des bestes : Que ce, que
nous avons dict, soit vray, nous en asseurerions, si nous avions
sur cela confirmation d'un oracle. Seulement nous asseurons, que
c'est le plus vray-semblablement, que nous ayons sçeu dire.
Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoye ses cordages, ses
engins et ses rouës : considerons un peu ce qu'elle dit de
nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de
retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement,
aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre
petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de
l'appeller le petit monde, tant ils ont employé de pieces, et de
visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens
qu'ils voyent en l'homme, les diverses functions et facultez que
nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre
ame ? en combien de sieges logée ? à combien d'ordres et
d'estages ont-ils departy ce pauvre homme, outre les naturels et
perceptibles ? et à combien d'offices et de vacations ?
Ils en font une chose publique imaginaire. C'est un subject qu'ils
tiennent et qu'ils manient : on leur laisse toute puissance de
le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa
fantasie ; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en
verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu'il ne
s'y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur
architecture, toute enorme qu'elle est, et rapiecée de mille lopins
faux et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les excuser :
Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers,
les monts, les isles escartées, nous leur condonons, qu'ils nous en
rapportent seulement quelque marque legere : et comme de
choses ignorées, nous contentons d'un tel quel ombrage et feint.
Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui
nous est familier et cognu, nous exigeons d'eux une parfaicte et
exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les
mesprisons, s'ils y faillent.
Je sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe
Thales s'amuser continuellement à la contemplation de la voute
celeste, et tenir tousjours les yeux eslevez contre-mont, luy mit
en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l'advertir
qu'il seroit temps d'amuser son pensement aux choses qui estoient
dans les nues, quand il auroit pourveu à celles qui estoient à ses
pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy
qu'au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de
Cicero,
Quod est ante pedes, nemo
spectat : cæli scrutantur plagas.
Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous
avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au
dessus des nuës, que celle des astres : Comme dit Socrates en
Platon, qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le
reproche que fait cette femme à Thales, qu'il ne void rien de ce
qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son
voisin : ouï et ce qu'il fait luy-mesme, et ignore ce qu'ils
sont tous deux, ou bestes, ou hommes.
Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebonde trop foibles,
qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent
tout :
Quæ mare compescant causæ, quid
temperet annum,
Stellæ sponte sua, jussæve vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors ;
n'ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs livres, les
difficultez qui se presentent, à cognoistre leur estre
propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied
se meut, qu'aucunes parties se branslent d'elles mesmes sans nostre
congé, et que d'autres nous les agitons par nostre ordonnance, que
certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la
palleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre
au
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