Les Essais, Livre II
des arguments : le poëte,
du Musicien les mesures : le Geometrien, de l'Arithmeticien
les proportions : les Metaphysiciens prennent pour fondement
les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes
presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts.
Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle gist la
principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la
bouche ; qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les
principes.
Or n'y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne
les leur a revelez : de tout le demeurant, et le commencement,
et le milieu et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui
combattent par presupposition, il leur faut presupposer au
contraire, le mesme axiome, dequoy on debat. Car toute
presupposition humaine, et toute enunciation, a autant d'authorité
que l'autre, si la raison n'en faict la difference. Ainsin il les
faut toutes mettre à la balance : et premierement les
generalles, et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la
certitude, est un certain tesmoignage de folie, et d'incertitude
extreme. Et n'est point de plus folles gents, ny moins philosophes,
que les
Philodoxes
de Platon. Il faut sçavoir si le feu
est chault, si la neige est blanche, s'il y a rien de dur ou de mol
en nostre cognoissance.
Et quant à ces responses, dequoy il se fait des comtes
anciens : comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à
qui on dit qu'il se jettast dans le feu : à celuy qui nioit la
froideur de la glace, qu'il s'en mist dans le sein : elles
sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous
eussent laissé en nostre estat naturel, recevans les apparences
estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens ;
et nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, et reglez
par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler
ainsi : Mais c'est d'eux que nous avons appris de nous rendre
juges du monde : c'est d'eux que nous tenons cette fantasie,
que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui
est au dehors et au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout,
qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sçait, et
cognoist.
Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouyssent
l'heur d'une longue vie, tranquille, et paisible, sans les
preceptes d'Aristote, et sans la cognoissance du nom de la
Physique. Cette response vaudroit mieux à l'adventure, et auroit
plus de fermeté, que toutes celles qu'ils emprunteront de leur
raison et de leur invention. De cette-cy seroient capables avec
nous, tous les animaux, et tout ce, où le commandement est encor
pur et simple de la loy naturelle : mais eux ils y ont
renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient, il est vray, car vous le
voyez et sentez ainsin : il faut qu'ils me dient, si ce que je
pense sentir, je le sens pourtant en effect : et si je le
sens, qu'ils me dient apres pourquoy je le sens, et comment, et
quoy : qu'ils me dient le nom, l'origine, les tenans et
aboutissans de la chaleur, du froid ; les qualitez de celuy
qui agit, et de celuy qui souffre : ou qu'ils me quittent leur
profession, qui est de ne recevoir ny approuver rien, que par la
voye de la raison : c'est leur touche à toutes sortes
d'Essais. Mais certes c'est une touche pleine de fauceté, d'erreur,
de foiblesse, et deffaillance.
Par où la voulons nous mieux esprouver, que par elle
mesme ? S'il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera
elle propre à juger des choses estrangeres : si elle cognoist
quelque chose, aumoins sera-ce son estre et son domicile. Elle est
en l'ame, et partie, ou effect d'icelle : Car la vraye raison
et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes,
elle loge dans le sein de Dieu, c'est là son giste et sa retraite,
c'est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire voir
quelque rayon : comme Pallas saillit de la teste de son pere,
pour se communiquer au monde.
Or voyons ce que l'humaine raison nous a appris de soy et de
l'ame : non de l'ame en general, de laquelle quasi toute la
Philosophie rend les corps celestes et les premiers corps
participants : ny de celle que Thales attribuoit aux choses
mesmes, qu'on tient inanimées, convié par la consideration de
l'aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons
mieux cognoistre.
Ignoratur enim quæ sit natura
animaï,
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte
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