Les Essais, Livre II
employast
seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche,
Latins, François, Espagnols, ou Gascons, et qu'en y adjoustant la
terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque
idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois,
ou Napolitain, et de se joindre à quelqu'une de tant de formes. Je
dis de mesme de la Philosophie : elle a tant de visages et de
varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s'y
trouvent. L'humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en
mal qui n'y soit :
Nihil tam absurde dici potest, quod non
dicatur ab aliquo philosophorum
. Et j'en laisse plus librement
aller mes caprices en public : d'autant que bien qu'ils soyent
nez chez moy, et sans patron, je sçay qu'ils trouveront leur
relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu'un de
dire : Voyla d'où il le print.
Mes moeurs sont naturelles : je n'ay point appellé à les
bastir, le secours d'aucune discipline : Mais toutes
imbecilles qu'elles sont, quand l'envie m'a prins de les reciter,
et que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je
me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et
d'exemples : ç'a esté merveille à moy mesme, de les rencontrer
par cas d'adventure, conformes à tant d'exemples et discours
philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l'ay appris
qu'apres qu'elle est exploittée et employée.
Nouvelle figure : Un philosophe impremedité et fortuit.
Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au
cerveau, l'ire au coeur, et la cupidité au foye, il est
vray-semblable que ç'a esté plustost une interpretation des
mouvemens de l'ame, qu'une division, et separation qu'il en ayt
voulu faire, comme d'un corps en plusieurs membres. Et la plus
vray-semblable de leurs opinions est, que c'est tousjours une ame,
qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire
et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du
corps, comme le nocher gouverne son navire selon l'experience qu'il
en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l'antenne,
ou remuant l'aviron, par une seule puissance conduisant divers
effets : Et qu'elle loge au cerveau : ce qui appert de ce
que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent
incontinent les facultez de l'ame : de là il n'est pas
inconvenient qu'elle s'escoule par le reste du corps :
medium non deserit unquam
Coeli Phoebus iter : radiis tamen omnia lustrat.
comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses
puissances, et en remplit le monde.
Cætera pars animæ per totum
dissita corpus
Paret, Et ad numen mentis moménque movetur.
Aucuns ont dict, qu'il y avoit une ame generale, comme un grand
corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes, et
s'y en retournoyent, se remeslant tousjours à ceste matiere
universelle :
Deum namque ire per omnes
Terrasque tractúsque maris coelumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas,
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :
d'autres, qu'elles ne faisoyent que s'y resjoindre et
r'attacher : d'autres, qu'elles estoyent produites de la
substance divine : d'autres, par les anges, de feu et d'air.
Aucuns de toute ancienneté : aucuns, sur l'heure mesme du
besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, et y
retourner. Le commun des anciens, qu'elles sont engendrées de pere
en fils, d'une pareille maniere et production que toutes autres
choses naturelles : argumentants cela par la ressemblance des
enfans aux peres,
Instillata patris virtus
tibi :
Fortes creantur fortibus et bonis
:
et qu'on void escouler des peres aux enfans, non seulement les
marques du corps, mais encores une ressemblance d'humeurs, de
complexions, et inclinations de l'ame.
Denique cur acrum violentia
triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, Et fuga cervis
A patribus datur, Et patrius pavor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminioque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?
que là dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans
la faute des peres : d'autant que la contagion des vices
paternels est aucunement empreinte en l'ame des enfans, et que le
desreglement de leur volonté les touche.
Davantage, que si les ames venoyent d'ailleurs, que d'une suitte
naturelle, et qu'elles eussent esté quelque autre chose hors du
corps,
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