Les Essais, Livre II
Et duplices se
ostendere Thebas
.
L'object que nous aymons, nous semble plus beau qu'il
n'est :
Multimodis igitur pravas
turpésque videmus
Esse in delitiis, summóque in honore vigere
.
et plus laid celuy que nous avons à contre-coeur. A un homme
ennuyé et affligé, la clarté du jour semble obscurcie et
tenebreuse. Noz sens sont non seulement alterez, mais souvent
hebetez du tout, par les passions de l'ame. Combien de choses
voyons nous, que nous n'appercevons pas, si nous avons nostre
esprit empesché ailleurs ?
in rebus quoque apertis noscere
possis,
Si non advertas animum proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ.
Il semble que l'ame retire au dedans, et amuse les puissances
des sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l'homme est plein
de foiblesse et de mensonge.
Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison,
à l'advanture plus qu'ils ne pensoyent : Quand nous songeons,
nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins
que quand elle veille ; mais si plus mollement et
obscurement ; non de tant certes, que la difference y soit,
comme de la nuict à une clarté vifve : ouy, comme de la nuict
à l'ombre : là elle dort, icy elle sommeille : Plus et
moins ; ce sont tousjours tenebres, et tenebres
Cymmeriennes.
Nous veillons dormants, et veillants dormons. Je ne voy pas si
clair dans le sommeil : mais quant au veiller, je ne le trouve
jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur,
endort par fois les songes : mais nostre veiller n'est jamais
si esveillé, qu'il purge et dissipe bien à poinct les resveries,
qui sont les songes des veillants, et pires que songes.
Nostre raison et nostre ame recevant les fantasies et opinions,
qui luy nayssent en dormant, et authorizant les actions de noz
songes de pareille approbation, qu'elle fait celles du jour :
pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre penser, nostre agir,
est pas un autre songer, et nostre veiller, quelque espece de
dormir ?
Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres
qu'il faut seuls appeller au conseil : car en cette faculté,
les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain
qu'aucuns ont l'ouye plus aigue que l'homme, d'autres la veue,
d'autres le sentiment, d'autres l'attouchement ou le goust.
Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez
sensitives beaucoup plus parfaictes que l'homme. Or entre les
effects de leurs sens, et les nostres, la difference est extreme.
Nostre salive nettoye et asseche noz playes, elle tue le
serpent.
Tantáque in his rebus distantia
differitásque est,
Ut quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa
.
Quelle qualité donnerons nous à la salive, ou selon nous, ou
selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa
veritable essence que nous cherchons ? Pline dit qu'il y a aux
Indes certains lievres marins, qui nous sont poison, et nous à
eux : de maniere que du seul attouchement nous les
tuons : Qui sera veritablement poison, ou l'homme, ou le
poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l'homme, ou
à l'homme du poisson ? Quelque qualité d'air infecte l'homme
qui ne nuit point au boeuf ; quelque autre le boeuf, qui ne
nuit point à l'homme ; laquelle des deux sera en verité et en
nature pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils
voyent toutes choses jaunastres et plus pasles que nous :
Lurida præterea fiunt quæcunque
tuentur
Arquati.
Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment
Hyposphragma, qui est une suffusion de sang soubs la peau, voient
toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi
les operations de nostre veuë, que sçavons nous si elles
predominent aux bestes, et leur sont ordinaires ? Car nous en
voyons les unes, qui ont les yeux jaunes, comme noz malades de
jaunisse, d'autres qui les ont sanglans de rougeur : à celles
là, il est vray-semblable, que la couleur des objects paroist autre
qu'à nous : quel jugement des deux sera le vray ? Car il
n'est pas dict, que l'essence des choses, se rapporte à l'homme
seul. La durté, la blancheur, la profondeur, et l'aigreur, touchent
le service et science des animaux, comme la nostre : nature
leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'oeil,
les corps que nous regardons, nous les appercevons plus longs et
estendus :
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