Les Essais, Livre II
qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages, et à
ceux qui veillent : n'est-il pas vray-semblable que nostre
assiette droicte, et noz humeurs naturelles, ont aussi dequoy
donner un estre aux choses, se rapportant à leur condition, et les
accommoder à soy, comme font les humeurs desreglées : et
nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la
maladie ? Pourquoy n'a le temperé quelque forme des objects
relative à soy, comme l'intemperé : et ne leur imprimera-il
pareillement son charactere ?
Le desgousté charge la fadeur au vin ; le sain la
saveur ; l'alteré la friandise.
Or nostre estat accommodant les choses à soy, et les
transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les
choses en verité, car rien ne vient à nous que falsifié et alteré
par noz sens. Où le compas, l'esquarre, et la regle sont gauches,
toutes les proportions qui s'en tirent, tous les bastimens qui se
dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques et
deffaillans. L'incertitude de noz sens rend incertain tout ce
qu'ils produisent.
Denique ut in fabrica, si prava
est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri, atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut quædam videantur velle, ruántque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est,
Falsáque sit falsis quæcumque à sensibus orta est
.
Au demeurant, qui sera propre à juger de ces differences ?
Comme nous disons aux debats de la religion, qu'il nous faut un
juge non attaché à l'un ny à l'autre party, exempt de choix et
d'affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens : il
advient de mesme en cecy : car s'il est vieil, il ne peut
juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce
debat : s'il est jeune, de mesme : sain, de mesme, de
mesme malade, dormant, et veillant : il nous faudroit
quelqu'un exempt de toutes ces qualitez, afin que sans
præoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions, comme à
luy indifferentes : et à ce compte il nous faudroit un juge
qui ne fust pas.
Pour juger des apparences que nous recevons des subjects, il
nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet
instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier
la demonstration, un instrument, nous voila au rouet. Puis que les
sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes
d'incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison
ne s'establira sans une autre raison, nous voyla à reculons jusques
à l'infiny. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses
estrangeres, ains elle est conceue par l'entremise des sens, et les
sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs
propres passions : et par ainsi la fantasie et apparence n'est
pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du
sens ; laquelle passion, et subject, sont choses
diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose
autre que le subject. Et de dire que les passions des sens,
rapportent à l'ame, la qualité des subjects estrangers par
ressemblance ; comment se peut l'ame et l'entendement asseurer
de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce, avec les
subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne cognoist pas
Socrates, voyant son pourtraict, ne peut dire qu'il luy ressemble.
Or qui voudroit toutesfois juger par les apparences : si c'est
par toutes, il est impossible, car elles s'entr'empeschent par
leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par
experience : Sera ce qu'aucunes apparences choisies reglent
les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre
choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera
jamais faict.
Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre
estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement,
et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans
cesse : Ainsi n il ne se peut establir rien de certain de l'un
à l'autre, et le jugeant, et le jugé, estans en continuelle
mutation et branle.
Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute
humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et le
mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et
une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez
vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins
que qui
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