Les Essais, Livre II
cela soit, qui n'est pas encore en estre, ou
qui desja a cessé d'estre. Et quant à ces mots ; present,
instant, maintenant ; par lesquels il semble que
principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps,
la raison le descouvrant, le destruit tout sur le champ : car
elle le fend incontinent, et le partit en futur et en passé :
comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en
advient-il à la nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la
mesure : car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne
qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou nées, ou
naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire
de Dieu, qui est le seul qui est, que il fut, ou il sera : car
ces termes là sont declinaisons, passages, où vicissitudes de ce
qui ne peut durer, ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclure
que Dieu seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais
selon une eternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ny
subjecte à aucune declinaison : devant lequel rien n'est, ny
ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent ; ains un
realement estant, qui par un seul maintenant emplit le tousjours,
et n'y a rien, qui veritablement soit, que luy seul : sans
qu'on puisse dire, il a esté, ou, il sera, sans commencement et
sans fin.
A cette conclusion si religieuse, d'un homme payen, je veux
joindre seulement ce mot, d'un tesmoing de mesme condition, pour la
fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere
sans fin. O la vile chose, dit-il, et abjecte, que l'homme, s'il ne
s'esleve au dessus de l'humanité ! Voila un bon mot, et un
utile desir : mais pareillement absurde. Car de faire la
poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le
bras, et d'esperer enjamber plus que de l'estenduë de noz jambes,
cela est impossible et monstrueux : ny que l'homme se monte au
dessus de soy et de l'humanité : car il ne peut voir que de
ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s'eslevera si Dieu luy
preste extraordinairement la main : Il s'eslevera abandonnant
et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et
souslever par les moyens purement celestes.
C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de
pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.
Chapitre 13 De juger de la mort d'autruy
QUAND nous jugeons de l'asseurance d'autruy en la mort, qui est
sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se
faut prendre garde d'une chose, que mal-aisément on croit estre
arrivé à ce poinct. Peu de gens meurent resolus, que ce soit leur
heure derniere : et n'est endroit où la pipperie de
l'esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux
oreilles : D'autres ont bien esté plus malades sans mourir,
l'affaire n'est pas si desesperé qu'on pense : et au pis
aller, Dieu a bien faict d'autres miracles. Et advient cela de ce
que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l'université
des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu'elle
soit compassionnée à nostre estat. D'autant que nostre veuë alterée
se represente les choses de mesmes, et nous est advis qu'elles luy
faillent à mesure qu'elle leur faut : Comme ceux qui voyagent
en mer, à qui les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel, et
la terre vont mesme bransle, et quant et quant eux :
Provehimur portu, terræque
urbésque recedunt
.
Qui vit jamais vieillesse qui ne louast le temps passé, et ne
blasmast le present, chargeant le monde et les moeurs des hommes,
de sa misere et de son chagrin ?
Jamque caput quassans grandis
suspirat arator,
Et cum tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum
.
Nous entrainons tout avec nous : d'où il s'ensuit que nous
estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément,
ny sans solemne consultation des astres :
tot circa unum
caput tumultuantes Deos
. Et le pensons d'autant plus, que plus
nous nous prisons. Comment, tant de science se perdroit elle avec
tant de dommage, sans particulier soucy des destinées ? une
ame si rare et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'une
ame populaire et inutile ? cette vie, qui en couvre tant
d'autres, de qui tant d'autres vies dependent, qui occupe tant de
monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme
celle qui tient à son simple noeud ?
Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un.
De
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