Les Essais, Livre II
nous les avions aymez pour nostre
passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel
fournit bien liberalement de jouëts à leur enfance, qui se trouve
resserré à la moindre despence qu'il leur faut estans en aage.
Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir
paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le
quitter, nous rende plus espargnans et restrains envers eux :
Il nous fasche qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous
solliciter de sortir : Et si nous avions à craindre cela, puis
que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité,
estre, ny vivre, qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie,
nous ne devions pas nous mesler d'estre peres.
Quant à moy, je treuve que c'est cruauté et injustice de ne les
recevoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en
l'intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont
capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour
prouvoir aux leurs, puis que nous les avons engendrez à cet
effect.
C'est injustice de voir qu'un pere vieil, cassé, et demy-mort,
jouysse seul à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à
l'avancement et entretien de plusieurs enfans, et qu'il les laisse
cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleures années, sans
se pousser au service public, et cognoissance des hommes. On les
jecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour injuste
qu'elle soit, à prouvoir à leur besoing. Comme j'ay veu de mon
temps, plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si addonnez au
larcin, que nulle correction les en pouvoit destourner. J'en
cognois un bien apparenté, à qui par la priere d'un sien frere,
tres-honneste et brave gentil-homme, je parlay une fois pour cet
effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu'il avoit
esté acheminé à cett' ordure, par la rigueur et avarice de son
pere ; mais qu'à present il y estoit si accoustumé, qu'il ne
s'en pouvoit garder. Et lors il venoit d'estre surpris en larrecin
des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avec
beaucoup d'autres.
Il me fit souvenir du compte que j'avois ouy faire d'un autre
gentil-homme, si faict et façonné à ce beau mestier, du temps de sa
jeunesse, que venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé
d'abandonner cette trafique, il ne se pouvoit garder pourtant s'il
passoit pres d'une boutique, où il y eust chose, dequoy il eust
besoin, de la desrobber, en peine de l'envoyer payer apres. Et en
ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmy leurs
compagnons mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu'ils
vouloient rendre. Je suis Gascon, et si n'est vice auquel je
m'entende moins. Je le hay un peu plus par complexion, que je ne
l'accuse par discours : Seulement par desir, je ne soustrais
rien à personne. Ce quartier en est à la verité un peu plus descrié
que les autres de la Françoise nation. Si est-ce que nous avons veu
de nostre temps à diverses fois, entre les mains de la justice, des
hommes de maison, d'autres contrées, convaincus de plusieurs
horribles voleries. Je crains que de cette desbauche il s'en faille
aucunement prendre à ce vice des peres.
Et si on me respond ce que fit un jour un Seigneur de bon
entendement, qu'il faisoit espargne des richesses, non pour en
tirer autre fruict et usage, que pour se faire honorer et
rechercher aux siens ; et que l'aage luy ayant osté toutes
autres forces, c'estoit le seul remede qui luy restoit pour se
maintenir en authorité en sa famille, et pour eviter qu'il ne vinst
à mespris et desdain à tout le monde (De vray non la vieillesse
seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice
d'avarice) Cela est quelque chose : mais c'est la medecine à
un mal, duquel on devoit eviter la naissance. Un pere est bien
miserable, qui ne tient l'affection de ses enfans, que par le
besoin qu'ils ont de son secours, si cela se doit nommer
affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par
sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses moeurs.
Les cendres mesmes d'une riche matiere, elles ont leur prix :
et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons
accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse
peut estre si caducque et si rance, à un personnage qui a passé en
honneur son aage, qu'elle ne soit venerable ; et notamment à
ses enfans, desquels il faut avoir reglé l'ame à leur devoir par
raison, non par necessité
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