Les Essais, Livre II
depuis fut continué à Rome à
plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes, et les
estudes. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté,
si nous n'y meslions des choses que nature a exemptées de tout
sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les
inventions de nostre esprit : et si nous n'allions communiquer
les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or
Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette
sienne si chere geniture ; il se fit porter et enfermer tout
vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d'un
train à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer
aucune autre plus vehemente affection paternelle que celle-là.
Cassius Severus, homme tres-eloquent et son familier, voyant
brusler ses livres, crioit que par mesme sentence on le devoit
quant et quant condamner à estre bruslé tout vif, car il portoit et
conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient.
Pareil accident advint à Greuntius Cordus accusé d'avoir en ses
livres loué Brutus et Cassius. Ce Senat vilain, servile, et
corrompu, et digne d'un pire maistre que Tibere, condamna ses
escrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et
se tua par abstinence de manger.
Le bon Lucanus estant jugé par ce coquin Neron ; sur les
derniers traits de sa vie, comme la pluspart du sang fut desja
escoulé par les veines des bras, qu'il s'estoit faictes tailler à
son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les
extremitez de ses membres, et commençast à s'approcher des parties
vitales ; la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce furent
aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il
recitoit, et mourut ayant ceste derniere voix en la bouche. Cela
qu'estoit-ce, qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses
enfans ; representant les a-dieux et les estroits embrassemens
que nous donnons aux nostres en mourant ; et un effet de cette
naturelle inclination, qui r'appelle en nostre souvenance en cette
extremité, les choses, que nous avons eu les plus cheres pendant
nostre vie ?
Pensons nous qu'Epicurus qui en mourant tourmenté, comme il dit,
des extremes douleurs de la cholique, avoit toute sa consolation en
sa beauté de la doctrine qu'il laissoit au monde, eust receu autant
de contentement d'un nombre d'enfans bien nais et bien eslevez,
s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches
escrits ? et que s'il eust esté au chois de laisser apres luy
un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne
choisist plustost, et non luy seulement, mais tout homme de
pareille suffisance, d'encourir le premier mal'heur que
l'autre ? Ce seroit à l'adventure impieté en Sainct Augustin
(pour exemple) si d'un costé on luy proposoit d'enterrer ses
escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruict, ou
d'enterrer ses enfans au cas qu'il en eust, s'il n'aymoit mieux
enterrer ses enfans.
Et je ne sçay si je n'aymerois pas mieux beaucoup en avoir
produict un parfaictement bien formé, de l'accointance des Muses,
que de l'accointance de ma femme.
A cettuy-cy tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement
et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels. Ce peu de
bien, que je luy ay faict, il n'est plus en ma disposition. Il peut
sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que
je n'ay point retenu : et qu'il faudroit que tout ainsi qu'un
estranger, j'empruntasse de luy, si besoin m'en venoit. Si je suis
plus sage que luy, il est plus riche que moy.
Il est peu d'hommes addonnez à la poësie, qui ne se
gratifiassent plus d'estre peres de l'
Eneide
que du plus
beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément
l'une perte que l'autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le
poëte est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé
à croire, qu'Epaminondas qui se vantoit de laisser pour toute
posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere
(c'estoyent les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur les
Lacedemoniens) eust volontiers consenty d'eschanger celle-là, aux
plus gorgiases de toute la Grece : ou qu'Alexandre et Cæsar
ayent jamais souhaité d'estre privez de la grandeur de leurs
glorieux faicts de guerre, pour la commodité d'avoir des enfans et
heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu'ils peussent estre.
Voire je fay grand doubte que Phidias ou autre excellent statuaire,
aymast autant la
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