Les Essais, Livre II
verrions au bord de l'eau approcher son
oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue
ou d'une voisine distance, bruire l'eau courant au dessoubs, et
selon qu'il trouve par là, qu'il y a plus ou moins d'espesseur en
la glace, se reculer, ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de
juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours, qu'il feroit
en la nostre : et que c'est une ratiocination et consequence
tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce
qui se remue, n'est pas gelé ; ce qui n'est pas gelé est
liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix. Car d'attribuer
cela seulement à une vivacité du sens de l'ouye, sans discours et
sans consequence, c'est une chimere, et ne peut entrer en nostre
imagination. De mesme faut-il estimer de tant de sortes de ruses et
d'inventions, de quoy les bestes se couvrent des entreprises que
nous faisons sur elles.
Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme,
qu'il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d'en user à
nostre volonté, ce n'est que ce mesme advantage, que nous avons les
uns sur les autres. Nous avons à cette condition noz esclaves, et
les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui servoyent
couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames à
monter en coche ? Et la plus part des personnes libres,
abandonnent pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à
la puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces
plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary.
Les tyrans ont-ils jamais failly de trouver assez d'hommes vouez à
leur devotion : aucuns d'eux adjoustans d'avantage cette
necessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ?
Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs Capitaines.
Le formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à
outrance, portoit ces promesses : Nous jurons de nous laisser
enchainer, brusler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce
que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre ;
engageant tresreligieusement et le corps et l'ame à son
service :
Ure meum si vis flamma caput, et
pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca
.
C'estoit une obligation veritable, et si il s'en trouvoit dix
mille telle année, qui y entroyent et s'y perdoyent.
Quand les Scythes enterroyent leur Roy, ils estrangloyent sur
son corps, la plus favorie de ses concubines, son eschanson,
escuyer d'escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier.
Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de
cinquante pages, qu'ils avoyent empalé par l'espine du dos jusques
au gozier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la
tombe.
Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour
un traictement moins curieux et moins favorable, que celuy que nous
faisons aux oyseaux, aux chevaux, et aux chiens.
A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité ?
Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs façent
volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes s'honorent de
faire pour ces bestes.
Diogenes voyant ses parents en peine de le rachetter de
servitude : Ils sont fols, disoit-il, c'est celuy qui me
traitte et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent
les bestes, se doivent dire plustost les servir, qu'en estre
servis.
Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne
s'asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval par
faute de coeur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi
vont les Tigres et les Lyons à la chasse des hommes : et ont
un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur
les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les
cigales, les esperviers sur les merles et sur les
allouettes :
serpente ciconia pullos
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Jovis, et generosæ
In saltu venantur aves
.
Nous partons le fruict de nostre chasse avec noz chiens et
oyseaux, comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis
en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages, partent justement
le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le
pescheur ne laisse aux loups de bonne foy, une part esgale de sa
prise, ils vont incontinent deschirer ses rets.
Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par
subtilité, que par force, comme celle des colliers de noz lignes et
de l'hameçon, il s'en void aussi de
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