Les Essais, Livre II
son des
trompettes l'eust ainsin estourdie et estonnée ; et qu'avec
l'ouye, la voix se fust quant et quant esteinte : Mais on
trouva en fin, que c'estoit une estude profonde, et une retraicte
en soy-mesmes, son esprit s'exercitant et preparant sa voix, à
representer le son de ces trompettes : de maniere que sa
premiere voix ce fut celle là, d'exprimer parfaictement leurs
reprises, leurs poses, et leurs muances ; ayant quicté par ce
nouvel apprentissage, et pris à desdain tout ce qu'elle sçavoit
dire auparavant.
Je ne veux pas obmettre d'alleguer aussi cet autre exemple d'un
chien, que ce mesme Plutarque dit avoir veu (car quant à l'ordre,
je sens bien que je le trouble, mais je n'en observe non plus à
renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne) luy estant
dans un navire, ce chien estant en peine d'avoir l'huyle qui estoit
dans le fond d'une cruche, où il ne pouvoit arriver de la langue,
pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des cailloux,
et en mit dans cette cruche jusques à ce qu'il eust faict hausser
l'huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela
qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil ? On
dit que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau
qu'ils veulent boire est trop basse.
Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des
Elephans, un Roy de leur nation, Juba ; que quand par la
finesse de ceux qui les chassent, l'un d'entre eux se trouve pris
dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouvre
lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons y
apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin que
cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant
d'autres effects à l'humaine suffisance, que si je vouloy suivre
par le menu ce que l'experience en a appris, je gaignerois aisément
ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de
difference de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme.
Le gouverneur d'un elephant en une maison privée de Syrie,
desroboit à tous les repas, la moitié de la pension qu'on luy avoit
ordonnée : un jour le maistre voulut luy-mesme le penser,
versa dans sa mangeoire la juste mesure d'orge, qu'il luy avoit
prescrite, pour sa nourriture : l'elephant regardant de
mauvais oeil ce gouverneur, separa avec la trompe, et en mit à part
la moitié, declarant par là le tort qu'on luy faisoit. Et un autre,
ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour
en croistre la mesure, s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa
chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela ce sont
des effects particuliers : mais ce que tout le monde a veu, et
que tout le monde sçait, qu'en toutes les armées qui se
conduisoyent du pays de Levant, l'une des plus grandes forces
consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans
comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre
artillerie, qui tient à peu pres leur place en une battaille
ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui cognoissent les
histoires anciennes)
siquidem Tyrio servire
solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso
Horum majores, Et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam
.
Il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance
de ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'une
battaille ; là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu
faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moiudre
effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit
suffisant pour tout perdre. Et s'est veu peu d'exemples, où cela
soit advenu, qu'ils se rejectassent sur leurs trouppes, au lieu que
nous mesmes nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons.
On leur donnoit charge non d'un mouvement simple, mais de plusieurs
diverses parties au combat : comme faisoient aux chiens les
Espagnols à la nouvelle conqueste des Indes ; ausquels ils
payoient solde, et faisoient partage au butin. Et montroient ces
animaux, autant d'addresse et de jugement à poursuivre et arrester
leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à
distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et
d'aspreté.
Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les
ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long
registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce
que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent
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