Les Essais, Livre II
celuy-là seul digne d'entrer en
combat avecques luy.
Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite
d'un Elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de
cholere, en print un dueil si extreme, qu'il ne voulut onques puis
manger, et se laissa mourir.
Quant à la clemence, on recite d'un tygre, la plus inhumaine
beste de toutes, que luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit
deux jours la faim avant que de le vouloir offencer, et le
troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller
chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son
familier et son hoste.
Et quant aux droicts de la familiarité et convenance, qui se
dresse par la conversation, il nous advient ordinairement
d'apprivoiser des chats, des chiens, et des lievres ensemble ;
Mais ce que l'experience apprend à ceux qui voyagent par mer, et
notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons,
surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d'animaux a
jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et
l'enfantement ? car les Poëtes disent bien qu'une seule isle
de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service
de l'enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la
mer fust arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et
sans pluye, cependant que l'halcyon fait ses petits, qui est
justement environ le Solstice, le plus court jour de l'an : et
par son privilege nous avons sept jours et sept nuicts, au fin
coeur de l'hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs
femelles ne recognoissent autre masle que le leur propre :
l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner : s'il
vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs
espaules, le portent par tout, et le servent jusques à la mort.
Mais aucune suffisance n'a encores peu atteindre à la cognoissance
de ceste merveilleuse fabrique, dequoy l'halcyon compose le nid
pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu
et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque
poisson qu'elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant les
unes de long, les autres de travers, et adjoustant des courbes et
des arrondissemens, tellement qu'en fin elle en forme un vaisseau
rond prest à voguer : puis quand elle a parachevé de le
construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer
le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n'est pas
bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa
structure se desmeut, et se lasche pour les coups de mer : et
au contraire ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous
estreinct, et vous le serre de sorte, qu'il ne se peut ny rompre ny
dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n'est
à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et
figure de la concavité du dedans : car elle est composée et
proportionnée de maniere qu'elle ne peut recevoir ny admettre autre
chose, que l'oiseau qui l'a bastie : car à toute autre chose,
elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu'il n'y peut
rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voyla une
description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon
lieu : toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas
encor suffisamment la difficulté de ceste architecture. Or de
quelle vanité nous peut-il partir, de loger au dessoubs de nous, et
d'interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons
imiter ny comprendre ?
Pour suyvre encore un peu plus loing ceste equalité et
correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame
se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu'elle conçoit, de
despouiller de qualitez mortelles et corporelles, tout ce qui vient
à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de son
accointance, à desvestir et despouiller leurs conditions
corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens
superflus et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le
poids, la couleur, l'odeur, l'aspreté, la polisseure, la dureté, la
mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa
condition immortelle et spirituelle : de maniere que Rome et
Paris, que j'ay en l'ame, Paris que j'imagine, je l'imagine et le
comprens, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre, et
sans bois : ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien
evidemment aux bestes : Car un cheval accoustumé aux
trompettes, aux
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