Les Essais, Livre II
asne. Comment ? ceste
grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pource
ce voile corporel et terrestre ? Ce n'est donc plus par la
raison, par le discours, et par l'ame, que nous excellons sur les
bestes : c'est par nostre beauté, nostre beau teint, et nostre
belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre
nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à
l'abandon.
Or j'accepte ceste naïfve et franche confession : Certes
ils ont cogneu que ces parties là, dequoy nous faisons tant de
feste, ce n'est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc
toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce
seroyent tousjours des bestes : ny ne seroyent comparables à
un homme miserable, meschant et insensé. Car en fin tout ce qui
n'est comme nous sommes, n'est rien qui vaille : Et Dieu pour
se faire valoir, il faut qu'il y retire, comme nous dirons tantost.
Par où il appert que ce n'est par vray discours, mais par une
fierté folle et opiniastreté, que nous nous preferons aux autres
animaux, et nous sequestrons de leur condition et societé.
Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part,
l'inconstance, l'irresolution, l'incertitude, le deuil, la
superstition, la solicitude des choses à venir, voire apres nostre
vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appetits
desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la
desloyauté, la detraction, et la curiosité. Certes nous avons
estrangement surpayé ce beau discours, dequoy nous nous glorifions,
et ceste capacité de juger et cognoistre, si nous l'avons achetée
au prix de ce nombre infiny des passions, ausquelles nous sommes
incessamment en prinse. S'il ne nous plaist de faire encore valoir,
comme fait bien Socrates, ceste notable prerogative sur les bestes,
que où nature leur a prescript certaines saisons et limites à la
volupté Venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures
et occasions.
Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet
sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis,
in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius
fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen,
solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis,
admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam
large dari
.
De quel fruit pouvons nous estimer avoir esté à Varro et
Aristote, ceste intelligence de tant de choses ? Les a elle
exemptez des incommoditez humaines ? ont-ils esté deschargez
des accidents qui pressent un crocheteur ? ont ils tiré de la
Logique quelque consolation à la goute ? pour avoir sçeu comme
ceste humeur se loge aux jointures, l'en ont ils moins
sentie ? sont ils entrez en composition de la mort, pour
sçavoir qu'aucunes nations s'en resjouissent : et du cocuage,
pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region ? Au
rebours, ayans tenu le premier rang en sçavoir, l'un entre les
Romains, l'autre, entre les Grecs, et en la saison où la science
fleurissoit le plus, nous n'avons pas pourtant appris qu'ils ayent
eu aucune particuliere excellence en leur vie : voire le Grec
a assez affaire à se descharger d'aucunes tasches notables en la
sienne.
A on trouvé que la volupté et la santé soyent plus savoureuses à
celuy qui sçait l'Astrologie, et la Grammaire :
Illiterati num minus nervi
rigent ?
et la honte et pauvreté moins importunes ?
Scilicet et morbis Et debilitate
carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.
J'ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus
sages et plus heureux que des recteurs de l'université : et
lesquels j'aimerois mieux ressembler. La doctrine, ce m'est advis,
tient rang entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire,
la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et
telles autres qualitez qui y servent voyrement, mais de loing, et
plus par fantasie que par nature.
Il ne nous faut guere non plus d'offices, de reigles, et de loix
de vivre, en nostre communauté, qu'il en faut aux grues et formis
en la leur. Et neantmoins nous voyons qu'elles s'y conduisent tres
ordonnément, sans erudition. Si l'homme estoit sage, il prendroit
le vray prix de chasque chose, selon qu'elle seroit la plus utile
et propre à sa vie.
Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s'en
trouvera plus grand nombre d'excellens entre les ignorans,
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